Ad Marginem 1

La fête de l’homme, c’est de voir mourir ce qui ne paraît pas mortel.

Léon Bloy

Thomas n’en croyait pas ses yeux. On pouvait bien lui vendre Paris pour une station balnéaire, lui faire prendre une pute pour une assistante sociale, mais là, non ! Non ! Pas besoin de réfléchir ni d’expertiser. Il sentait, il savait que ce « Ad marginem » était un faux. Ou plus exactement une copie.

Tout de même, c’était fort. Ici ! Au Kunstmuseum de Bâle ! Accrocher une copie sans même signaler que c’en était une. Autant s’acheter des cartes postales ! S’offrir une visite virtuelle ! Thomas essaya de se calmer en replongeant dans les autres chefs-d’œuvre de Klee qui faisaient de cette salle un des endroits où la vie lui semblait possible sans ennui. Rien n’y fit. Au contraire. On est bien obligé de croire en quelque chose et la juxtaposition de l’idéal et du pastiche exacerbait encore la déception, ou plus exactement le sentiment d’être en face d’un sacrilège.

Il poursuivit quand même la visite en s’étourdissant de Maillol, de Böcklin ou de Niklaus Manuel Deutsch, et tous, tous lui susurraient qu’il ne pouvait rester sans rien faire, que l’escroquerie s’adressait bien à lui, Thomas Letourneur, doctorant de l’Université de Paris III. « Epigones et créateurs – Les avant-gardes européennes de la fin du XXè siècle », ça ne s’invente pas.

Cette réaction, il se la devait, il la devait à ses parents qui rêvaient de le voir devenir un expert renommé - un célèbre commissaire-priseur peut-être ? - et qui lui payaient pour cela des visites dans tous les grands musées européens. Les originaux, il n’y a que ça de vrai.

Que faire ? Il connaissait par les colloques le nom du conservateur bâlois chargé de la peinture moderne et décida d’aller dire à ce Van der Bilt sa façon de penser. Il revint sur ses pas, retraversa la salle Klee, où déjà le Ad marginem ne ressemblait plus à une claque qu’il se ramassait mais à une bombe qu’il allait déposer sur le bureau du premier responsable venu. Il franchit le hall sans un regard pour les Picasso, dévala l’escalier sans même être tenté cette fois d’utiliser comme un toboggan les larges rampes de marbre blanc, se perdit un peu vers Hans Baldung Grien, ragea de voir absent le Christ mort de Holbein, envolé vers quelque américaine fondation, et trouva, enfin, la porte qui débouchait sur l’aile de l’administration.

La prudence bureaucratique de la secrétaire ne pesa pas bien lourd face à la colère qui taraudait Thomas. La hargne avec laquelle il replaça vingt fois sa mèche blonde laissait en effet supposer un bouillonnement périlleux pour celui, ou celle, qui aurait l’audace d’en ouvrir les vannes.

Le bureau de Bruno Van der Bilt tranchait avec le reste du musée. Là, marbre et métal pour les cimaises, ici, plantes et bois pour le conservateur. Un contraste qui résumait assez bien l’âme suisse, au Sud du Nord, au Nord du Sud, purgatoire et trait d’union.

Van der Bilt était une sorte de grand adolescent dégingandé dont on imaginait mal qu’il pût trouver costume à sa taille, malgré l’obligation qu’il semblait avoir contractée de ne jamais vivre qu’en costume. Il paraissait perturbé, inquiet, sur le départ, et n’écouta rien, ou peut-être n’entendit rien de ce que tenta de lui dire Thomas. Il l’arrêta d’un geste de la main.

- Je suis très en retard. Voyons-nous cette après-midi. Je serai là dès 14 h 30.

Bruno ne croyait pas mentir. « Une petite mise au point » avaient-ils dit… Dans sa panique, ce terme avait résonné comme une promesse. Depuis l’automne, Bruno ne comprenait plus rien, ou plutôt, comprenait tout ce que les autres oubliaient. « Une petite mise au point »… C’était incroyable que ce jeune Français arrivât juste aujourd’hui. Bruno se sentait si seul. Il aurait tant aimé lui montrer le musée, lui expliquer mais…

Van der Bilt le planta là, dans un amas de catalogues et de chocolats qui auraient pu suffire à des années d’étude et de crises de foie.

La première réaction de Thomas fut d’embarquer le catalogue de l’exposition Arte Povera de 1995 à Stockholm (introuvable) et deux boîtes de chocolats (engageantes). Mais, à la réflexion, il préférait avoir les mains libres. Il shoota joyeusement dans son butin puis se coula dans le large canapé d’alcantara vert pâle qui s’offrait à son corps fatigué. La nuit dans le Paris-Bâle avait été longue et le petit déjeuner du buffet de la gare n’était déjà plus qu’un mauvais souvenir. Il ferma les yeux quelques secondes et fut tenté de faire un petit somme.

L’air de la pièce était parfumé par un bouquet posé sur une crédence au fond du bureau. Le genre d’endroits qui vous font immédiatement ressentir la barbe de deux jours ou la chemise froissée. Pour la vingtième fois de la matinée, Thomas se récita les passages de Novalis appris par cœur dans le train. C’était la seule manière qu’il connaissait pour apprendre une langue étrangère.

Moins d’une minute plus tard, il décollait de son alcantara pour s’élancer aux trousses du fuyard sous les yeux médusés de la secrétaire qui l’avait - déjà - oublié. Dans la cour le conservateur titubait comme un vieillard, à côté des Bourgeois de Calais, une main sur la tempe, le dos voûté, les jambes flasques. Son manteau vert se confondait presque à la patine du chef-d’œuvre de Rodin, mais Thomas s’étonna surtout du fait que personne ici ne semblât remarquer le somnambule qui leur servait de conservateur.

Dans la rue, Van der Bilt détonne un peu moins. C’est le carnaval et le carnaval est au Bâlois ce que la physique quantique est au commun des mortels. Personne n’y comprend rien, mais rien ne marche sans lui (ou elle). Trois jours par an, des pratiques millénaires prennent possession de la ville. La bière et le bruit remplacent aujourd’hui les transgressions ancestrales, mais tous les quartiers restent inlassablement parcourus par des cliques de tambours et de fifres coiffés de masques grotesques. Fortes de deux à soixante musiciens, elles se fraient un passage dans une foule éméchée qui traque son identité fugitive dans leur musique pauvre et répétitive. Parfois l’océan monotone et lancinant s’ouvre pour laisser passer une fanfare qui met un point d’honneur à jouer faux les succès modernes. On se moque de soi pour mieux se ressembler les lendemains de fête. On se frotte pour mieux se perpétrer.

Thomas découvre l’une des dernières grandes fêtes païennes du continent. Les oripeaux criards du carnaval flottent dans une lumière blafarde et crépusculaire qui ne s’anime que sur les façades peintes de la vieille ville où les silhouettes projetées des fêtards se mêlent aux Totentänze de la Renaissance. Sans les chenilles vertes des tramways on pourrait se croire plusieurs siècles en arrière tant au fond l’essentiel tarde toujours à changer.

Sans savoir pourquoi, sans même se poser la question, Thomas suit de loin le manteau vert de Van der Bilt. A plusieurs reprises la foule les jette presque l’un contre l’autre sans que le conservateur ne semble reconnaître le jeune Parisien. Il déambule sans but apparent, entre ivresse et lassitude. Mais toujours sa muette inquiétude le relance sur une piste obscure et ses longues jambes le tirent sur un circuit de lui seul connu. Il traverse la cohue comme s’il était seul, passe plusieurs fois près de la fontaine peinte du Shifflande, l’ancien marché aux poissons, avant de s’asseoir sur la margelle de pierre. Comme un alcoolique sur le chemin de la repentance, Van der Bilt trempe ses deux mains dans l’eau glacée quand deux masques aux perruques jaune et violette s’approchent de lui. Thomas est trop loin pour entendre ce qu’ils se disent ou même s’ils se disent quelque chose, mais tout de suite après, Van der Bilt se lève pour aller vers le Rhin qui divise comme chacun sait la ville de Bâle en deux clans irréductibles : Petit-Bâle et Grand-Bâle.

Juste avant de s’engager sur le Pont qui mène vers Petit-Bâle, Bruno Van der Bilt prend la ruelle qui monte vers la cathédrale en passant devant le Musée d’Histoire Naturelle. Le rétrécissement de la voie rend la progression plus difficile et le cloisonnement de l’espace fait résonner de façon presque insupportable le chant des fifres, instruments qui ne sonnent juste qu’en plein air. Comme un pléonasme visuel de cette cacophonie, les lanternes se heurtent dans l’étroit passage et font vaciller l’ombre des cortèges embouteillés.

Thomas n’arbore pas à sa boutonnière la petite plaque de cuivre que les cliques vendent pour financer le carnaval et, plusieurs fois, il doit faire face à l’ébriété patriotique des Bâlois. L’absence de ce ticket d’entrée qui fond les autres en une masse indivise désigne à leur vindicte légitime celui qui brave la règle sacrée de l’unanimité. Un resquilleur. Des masques bousculent Thomas et sa casquette se retrouve sur le bout d’une perche. Le jeune homme tente maladroitement de défendre son couvre-chef sous les quolibets de l’assistance. Il sent la peur s’insinuer en lui. Son pouls s’accélère. Comme par un message venu de la nuit des temps, Thomas comprend instinctivement ce qu’il en coûte de déroger aux lois de la horde. L’occasion semble trop belle de faire un exemple qui ramènerait la fête à ses origines sacrificielles. D’incompréhensibles et rauques invectives semblent préciser la menace et la foule s’agite d’autant plus qu’elles restent sans réponse. Mais le jeune homme en est quitte pour un shampoing aux confettis. Toutes ces tribulations le retardent encore et Van der Bilt a disparu lorsqu’on le relâche. Il replace machinalement sa mèche rétive sous la casquette outragée puis reprend son ascension. Comme un voyageur sans billet dans une rame bondée de contrôleurs, il hésite maintenant à bousculer ceux qui lui barrent le chemin.

Plus on monte et plus on ressent les stridulations des fanfares résonnant sur les façades de la vieille ville. La ruelle explose maintenant sous les assauts conjoints du vacarme et de la vulgarité la plus agressive. La masse et l’exiguïté du lieu mènent ces données de base à leur paroxysme. Thomas est tenté de s’abandonner au mouvement naturel pour descendre vers les grandes rues où des étals de saucisses grillées calment l’estomac des badauds. Mais la rage qui l’a saisi devant le faux Klee pousse à contre-courant, vers la place où Van der Bilt doit déjà se trouver. De là-haut parvient aussi la rumeur sourde du public saluant un spectacle invisible à Thomas mais dont les brasillements caressent parfois le ciel d’encre et de glace.

Au bout de la venelle s’élèvent les deux tours de grès rose du Munster, la « cathédrale ». Des cracheurs de feu rompent la monotonie bariolée de la fête. Les spectateurs lancent des brassées de confettis au travers des gerbes de flammes, mais ces étoiles éphémères n’accrochent pas au firmament bâlois et leurs chutes capricieuses arrachent aux pyromanes d’opérette des cris d’impuissance, de frayeur et de joie. Pour tenter d’apercevoir Van der Bilt, Thomas grimpe sur un banc de bois près du petit square qui flanque la cathédrale. Il ne peut qu’admirer l’effet des contrevents verts sur des façades blanches surlignées de modénatures roses. Descendu, il se remet à arpenter les rares espaces libres de la place et finit par s’amuser comme tout le monde du jeu des confettis ardents. Le conservateur reste introuvable.

Thomas tente quand même d’entamer la visite de la cathédrale. Rien d’insolite ni d’essentiel. Rien dont on pourrait un jour lui reprocher l’ignorance. Au fond, toutes ces églises se valent. Sur la façade, un grand Saint George enfile sa lance dans la gueule du dragon. Des rois, des prophètes, des martyres, et tous, tous lui rappellent Van der Bilt.

Le conservateur est toujours invisible. Thomas commence même à se résigner lorsqu’il aperçoit au loin les deux perruques jaune et violette qui se sont approchées de Van der Bilt à la Shifflande.

Il se dirige tant bien que mal vers le portail nord de la cathédrale où se trouvent les masques. C’est là qu’il retrouve Van der Bilt. Quelques secondes à peine avant l’événement. Le conservateur a toujours le même air chaviré, les mêmes yeux absents, mais il est maintenant immobile, comme absorbé par un spectacle intérieur. Seules ses lèvres bougent pour prononcer des mots que Thomas ne peut entendre. Mais il sait que Van der Bilt a peur.

Autour de lui, les gens se battent pour échapper au vol aléatoire des confettis enflammés et ces convulsions rendent encore plus surprenante l’immobilité de Van der Bilt. Pour la première fois depuis sa rencontre avec Thomas, il ne semble plus pressé par le temps. Il se tient là, sans rien faire, au milieu de la frénésie des lanceurs de confettis. Comme s’il attendait que quelqu’un vienne l’aider en le réveillant d’un cauchemar.

Trois cracheurs de feu se disputent l’engouement du public en dirigeant leurs gerbes vers l’un ou l’autre côté de la place. Aussitôt, ces flammes déclenchent des jets de confettis et les cris hystériques de ceux et de celles qui craignent d’être brûlés. L’agitation stérile, mais au fond bien innocente des Bâlois retarde l’avance de Thomas qui ne peut s’empêcher d’en ressentir quelque irritation. Il a souvent l’impression de perdre du temps par sa seule faute en luttant contre des choses qu’il pourrait tout aussi bien choisir d’ignorer. Ce constat diminue son agressivité pour la foule dont le principal défaut devient ainsi l’entêtement qu’elle suscite. Mais ce début de philosophie ne diminue en rien l’entêtement du philosophe en herbe.

Tous les regards fixent les nuées de confettis incandescents qui reviennent à terre s’éteindre dans des flaques de neige et de boue. Soudain, alors que Thomas s’apprête à franchir le dernier cercle de ceux qui le séparent de Van der Bilt, une des flaques prend feu sous les pieds du conservateur qui se transforme en torche vivante. Tout à leurs jeux, les spectateurs ne réalisent pas tout de suite ce qui se passe. Un jeune homme essaye bien de se porter au secours du malheureux, mais la chaleur est déjà trop forte. Van der Bilt gigote debout, hurlant un peu, sans même avoir le réflexe de se rouler à terre. Consentante, sinon résignée, cette attitude absurde étaiera plus tard la thèse du suicide, comme si la raison pouvait encore jouer un rôle quand on se met à rôtir en plein carnaval.

Thomas reste comme crucifié. Immobile devant l’impensable. Quelques secondes qui durent une éternité, il lui semble sentir la morsure des flammes sur sa peau et fait un pas vers Van Der Bilt. Mais juste avant qu’il ne s’écroule, celui-ci fait un geste en direction de Thomas. Quelque chose comme « Tout va bien, reste où tu es ». Puis il ferme enfin les yeux.

Lorsque l’odeur de cochon grillé se répand, les spectateurs sont enfin convaincus que l’incident n’était pas un appendice grotesque du spectacle pyrotechnique qui se donne sur la place. Ils se figent dans une sorte de brève stupeur, puis des femmes hurlent, d’autres s’enfuient dans une pagaille qui devient vite générale. Van der Bilt n’est déjà plus qu’un pantin raide et carbonisé dans sa mare de cendres et de graisse fondue.

Le drame s’est déroulé très vite, comme un rêve ou comme ces agressions auxquelles on se reproche presque aussitôt de ne pas avoir su répondre. Une gifle inattendue. L’œil reste ébloui par ce qu’il cherchait à voir.

La place se vide. Tous ceux qui peuvent se prévaloir d’être en charge d’une femme ou d’un enfant déguerpissent. Les autres se tiennent là, sidérés par ce qu’ils ont vu, trop soûls ou trop fatigués pour réagir. C’est cette stupeur immobile qui permet à Thomas de distinguer les deux masques aux perruques jaune et violette qui se dirigent d’un pas vif vers le belvédère situé derrière la cathédrale. Il leur emboîte le pas, dépasse le portail nord sans un regard pour les vierges sages et les vierges folles du tympan, déboule au chevet roman sans même être tenté d’en expliquer les sirènes et les éléphants, et rage de constater que les deux masques ont disparu.

Thomas traverse le belvédère qui lui semble tout d'abord un cul-de-sac. Le Rhin coule cinquante mètres plus bas, paisible et majestueux.  Il faut se retourner pour voir le passage qui mène au petit cloître encombré de pierres tombales et de cénotaphes. Thomas fonce à travers ce décor lugubre et déboule sous le portique qui donne dans la rue. Le dos à la statue d’Oekolampade, il aperçoit au loin les deux masques ; ils sont presque arrivés au carrefour situé devant le Kunstmuseum.

A ce moment, Thomas se demande s’ils l’ont remarqué. En tous cas, ils pressent encore plus le pas et montent sans se retourner dans une grosse voiture noire qui les attend pour passer le pont. Au loin les monstrueuses cheminées de la pharmacie multinationale paraphent le ciel de leurs poisons.

- 135656 BS, vous êtes bien sûr ?

Le commissariat central de la ville faisait presque face à la fontaine de l’ancien marché aux poissons près de laquelle Bruno Van der Bilt avait rencontré les deux masques. C’était une grande bâtisse blanche aux surfaces planes, aux angles droits. Les bureaux ne trahissaient pas la moindre trace d’imagination et même le bois blond du mobilier semblait privé de vie tant il était propre et bien verni. Mais, pour un commissariat, on s’y sentait plutôt bien.

Sous les fenêtres, fifres et tambours continuaient de défiler dans la nuit et, comme eux, le commissaire Müller posait inlassablement les mêmes questions. Il faisait son travail, comme un automate dissuadé par son créateur d’utiliser toute forme d’intelligence ou de sentiment. Le modèle de la voiture, sa direction, la plaque, la couleur des perruques… Parfois, il abandonnait Thomas au bord de la crise de nerfs, puis revenait à la charge, avant de redevenir encore une fois le brave type qui se cachait sous le policier. Il le gavait alors d’une dilution de café et de leckerli, ces carrés de pain d’épice bâlois étonnamment durs et savoureux.

Thomas ne savait pas encore que cette dissociation entre l’homme et son rôle social est aujourd’hui la meilleure façon de sortir indemne d’un travail. Il croyait à l’intelligence, il croyait à la passion. Il était jeune et s’énervait, incapable de séparer en lui Thomas du témoin. « BS ou BL ? » Sa lassitude se mêlait à l’écœurement provoqué par l’ingestion massive de café-leckerli, mais l’attitude opiniâtre et modeste de Müller avait jusque-là déboussolé son agressivité. BS ou BL ? Basel Stadt ou Basel Land ? « Bâle Ville ou Bâle Campagne ? 1833, guerre civile, séparation de la famille… » ricana Thomas en étalant sa science toute récente. Comme il l’avait déjà fait à plusieurs reprises, Müller se rapprocha de la fenêtre pour observer en contrebas le déroulement de la fête. « Vous êtes bien sûr que cela ne pouvait pas être BL ? » Thomas se contenta cette fois de hausser les épaules. Müller esquissa un geste vers la fenêtre, puis il se ressaisit et revint s’asseoir à son bureau.

« Je vais taper votre déposition, mais auparavant je voudrais que vous répondiez à une dernière question. D’accord ? Pourquoi avez-vous suivi M. Van der Bilt ? » Thomas crut tout d’abord voir une lueur de triomphe dans les yeux de Müller, mais il comprit plus tard que cet éclair n’était que le reflet de son propre sentiment de culpabilité. Il n’en restait pas moins qu’après plusieurs heures dans le commissariat, la déposition se transformait en interrogatoire et Thomas devenait pour finir un suspect. Mais cela devait faire partie du job de la police. On voit ça dans tous les feuilletons.

C’était pourtant bien lui qui s’était présenté pour témoigner de plein gré. Il avait même fallu s’imposer, insister, tant son histoire paraissait insignifiante au responsable de faction sur la place de la cathédrale. Le périmètre autour du corps de Van der Bilt était déjà circonscrit par des bandes fluorescentes et les agents tentaient de disperser les badauds auxquels Thomas fut tout d’abord assimilé.

Bien sûr, dire qu’il avait tout vu n’était pas une entrée en matière très habile. Il avait alors essayé de parler du musée, de Klee, des deux masques… On avait fini par le renvoyer vers l’estafette de la police en plein milieu de la place. Thomas comprit qu’on avait déjà reçu les dépositions de plusieurs témoins et que son arrivée sentait un peu les heures supplémentaires. Une fois de plus il tenta de raconter son histoire. C’est alors qu’un homme en costume bleu marine lui avait demandé de passer au commissariat. Des heures plus tard, il découvrait qu’il n’avait pas grand chose à dire et que son acharnement à vouloir le dire le plaçait en position sinon suspecte du moins délicate. Après tout, il n’était pas le seul à perdre son temps.

- Monsieur Schmidt, le chef de la police judiciaire, voudrait vous voir, dit Müller en faisant signe à Thomas de le suivre dans les escaliers.

A première vue, l’uniforme et le bureau de Schmidt ressemblaient comme deux gouttes d’eau à ceux de Müller. Même étoffe gris bleu, même linoléum, même table de bois vernis. Thomas remarqua toutefois que le costume de Schmidt semblait mieux coupé, plus élégant et que des photographies personnelles ornaient sa table de travail. Surtout, il y avait derrière la porte un grand aquarium où des poissons multicolores paressaient entre les ondulations d’algues émeraude et filiformes.

- Est-ce la première fois que vous venez en Suisse, M. Letourneur ?

- Non, j’ai passé des vacances dans le Valais, il y a quelques années, mais c’est la première fois que je viens à Bâle.

- Et que pensez-vous de notre carnaval ?

- C’est assez surprenant, mais vous savez, je suis là pour vos collections de peintures.

- Ah oui ! Paul Klee… M. Letourneur, j’ai lu votre déposition et je vous en remercie. Je dois pourtant vous dire qu’elle nous pose quelques problèmes.

- Ah bon ?

- Oui, M. Van der Bilt était une personnalité de notre ville. De plus, son épouse est professeur de droit à la faculté et elle fait partie du conseil municipal. Cette affaire va faire beaucoup de bruit.

- Je ne vous comprends pas bien.

- Voilà. Nous sommes persuadés que Van der Bilt s’est suicidé…

- … et vous aimeriez m’en convaincre.

- Même après quatre heures dans le bureau de M. Müller, je trouve votre ironie déplacée. Comprenez-moi bien : nous n’avons pas de version toute faite, il n’y a pas de complot. Cette mort est pour nous un problème, comme elle l’est déjà pour tous les responsables de cette ville et nous devons agir pour que son impact soit le moins destructeur possible.

- Vous me demandez donc d’éviter les conférences de presse.

- Je vois que nous nous comprenons. Mais soyez certain que tous les éléments que vous nous avez fournis seront examinés puis vérifiés avec la plus grande attention.

Thomas était incapable de répondre quoique ce soit de pertinent. Après tout, sa journée se résumait à peu de choses et tenter d’en tirer plus relevait d’un exercice inaccessible à ses méninges exténuées. Il s’apprêtait donc à sortir du bureau lorsque Schmidt le rappela.

- Monsieur Letourneur, dit-il en ouvrant son tiroir, mettez ça sur votre veste. On ne vous confondra plus avec un voyou.

Il lui tendait par-dessus le bureau l’une de ces plaquettes de bronze qui servent à financer le carnaval. Cette année, la gravure montrait un personnage grotesque, semblable aux masques des cliques, qui shootait dans un ballon de football.

- Merci, répondit simplement Thomas.

Après toutes ces heures passées à trépigner dans des bureaux surchauffés, le froid de la nuit bâloise lui parut presque un plaisir. Il déambula quelques instants sans but et s’offrit le luxe de laisser un peu sa veste ouverte. Volupté de la dispersion. Eliminer comme des vieilles peaux les scories d’une journée dont il sentait confusément qu’elle allait changer sa vie. Après tout, Van der Bilt était le premier homme qu’il avait vu mort. Il l’avait même vu mourir.

La foule se faisait plus éparse, plus diffuse peut-être, mais le carnaval continuait sa marche inexorable. Les cliques défilaient et les cafés dégorgeaient de monde. On entendait des hurlements de rires déclenchés par les comiques qui passaient d’établissement en établissement. Thomas, qui ne comprenait rien au dialecte bâlois, était tenté de déguiser cet inconnu de mille qualités poétiques. La « plakette » lui donnait l’impression qu’il pourrait faire sien ce monde, qu’il y avait des droits.

Le jeune homme craignait que la mort de Van der Bilt se confondît avec un avatar de ce carnaval auquel il ne comprenait rien. Il analysait froidement les raisons qui concourraient à brouiller sa compréhension de l’histoire et rageait de son impuissance. Il se demandait aussi ce qui avait bien pu le pousser à s’intéresser à ce conservateur au point de gaspiller une après-midi dans un commissariat. S’il avait été plus vieux, ou plus expérimenté, il aurait peut-être su que ce sont souvent des circonstances fortuites qui décident du destin des héros comme des éclairs de génie.

Lorsque le froid eut digéré les calories résiduelles et dissipé la torpeur de Thomas, il se souvint qu’il n’avait rien mangé de sérieux depuis plus de vingt-quatre heures et se mit en quête d’une table. Même partagées jusqu’à la dernière chaise, toutes celles du centre ville semblaient avoir épuisé leurs capacités d’accueil. Château Lapin, Gyfthüttli et autres Safran Zunft étaient assiégés de clients jusqu’au milieu de la chaussée. Heureusement, le guide qui expliquait les raisons de la partition entre Bâle-ville et Bâle-campagne contenait aussi des informations pratiques sur la Suisse et, grâce à lui, Thomas se rappela qu’un restaurant jouxtait la galerie Kunsthalle dont il portait peut-être même le nom.

L’endroit se trouvait un peu à l’écart, derrière une fontaine de Tinguely dont on oublie presque à Paris qu’il était suisse. Mais ce restaurant était tout aussi bondé que les autres. La plupart des consommateurs s’y tenaient debout, un verre de bière à la main, dans un état que l’alcool, la fatigue et le bruit ne suffisaient pas à expliquer entièrement. Thomas resta quelques instants sans rien faire et sans qu’aucun serveur ne se préoccupât des souffrances de son estomac. La salle était écrasée de grandes peintures évoquant des épisodes oubliés de l’histoire alémanique et notre Parisien remarqua malgré lui l’uniformité raciale de l’assemblée.

Enfin, des places se libérèrent sur deux des bancs accolés aux longues tables de bois vernis.

Beaucoup plus tard, Thomas réussit à se faire apporter une paire de saucisses blanches accompagnée de galettes de pommes de terre sautées qu’il paya, carnaval oblige, et mangea tout aussi prestement.

C’est alors qu’il remarque Anne-Marie, presque en face de lui.

Il se creuse la tête pour trouver l’entrée en matière susceptible d’inverser le cours des événements vers une fin de soirée plus conforme à ses aspirations fondamentales. Si les Allemands ne comprennent pas le suisse-allemand, les Suisses allemands comprennent eux l’allemand… Vous avez vu le type qui a grillé devant la cathédrale ? Pour un sourire j’enlève mon masque… Il passe en revue les maigres ficelles de son arsenal tout en sentant que les tribulations de la journée l’ont précipité dans un état peu propice à la séduction. Anne-Marie garde les yeux baissés sur un magazine et donne à voir la pureté classique de son profil. Le peu de sa silhouette visible par Thomas – un pull de mohair – révèle une promesse de bonheur presque paralysante pour un Don Juan d’occasion. C’est elle qui parle la première… en français.

- Vous étiez au musée ce matin ?

- … Oui…

- Je vous ai vu. C’est là que je travaille. C’est vous qui êtes allé voir M. Van der Bilt ?

- Oui.

- Sa secrétaire m’a parlé de vous… Vous savez ce qui est arrivé ?

- Oui. J’étais même sur la place lorsque c’est arrivé.

- Oh !… Ça a dû être terrible… Toute la ville ne parle que de ça ! Vous travaillez dans un musée ?

- Oui… Non, je suis encore étudiant. En histoire de l’art.

- Et c’est pour ça que vous vouliez voir M. Van der Bilt ?

- J’ai déjà raconté l’histoire à la police…

- Excusez-moi ! je ne voulais pas…

- Non, non, pas du tout. Excusez-moi ! La journée a été un peu difficile… Je suis allé voir M. Van der Bilt pour protester contre une copie que vous exposez sans signaler que c’est une copie.

- Une copie ? C’est impossible !

- Ad marginem de Paul Klee.

- Ah ! Il vient d’être restauré. Il n’est peut-être plus exactement comme dans votre souvenir. Le papier c’est…

- Non, c’est la première fois que je le voyais, enfin, que je croyais le voir, ou que j’espérais le voir.

- Comment pouvez-vous être aussi sûr de vous ?

Lorsque Anne-Marie relève les yeux, Thomas y découvre une sorte de lueur qu’il hésite à qualifier de froideur ou de discrétion. Pour la deuxième fois de la journée, une question simple le laisse sans voix.

- … J’aime beaucoup Klee… Vous ne semblez pas très surprise par ce qui est arrivé.

- Vous plaisantez ? Je suis anéantie ! J’ai pleuré toute l’après-midi. En plus, je travaillais sur plusieurs projets qui ne verront probablement jamais le jour, et le poste que j’attendais pour cet automne…

- Vous pensez qu’il a pu se suicider ?

- Difficile à dire. Il n’était plus tout à fait lui-même depuis quelques temps, mais il était plutôt plus… allègre. On dit ça en français ? Parfois il semblait déprimé comme ce matin. On aurait dit qu’il se reprochait quelque chose. Vous savez, M. Van der Bilt était un homme…

Thomas se reproche déjà de ne pas avoir tenu la demi promesse faite au chef de la police. En outre, le sujet est peu propice à l’effet recherché.

- Vous voulez devenir conservateur ? coupe-t-il.

- C’est le plus beau métier du monde ! Je suis, j’étais, l’adjointe de Monsieur Van der Bilt. On choisit ce qu’il y a de meilleur chez un homme, dans une époque ou un pays puis on le protège pour qu’il soit accessible à tous. Je n’imagine pas…

Thomas peine à identifier clairement la brûlure de ses entrailles. Toute la boue remuée par les péripéties de son parcours bâlois ne s’est pas encore déposée. En écoutant Anne-Marie, il comprend vite qu’il ne faut pas trop miser sur elle pour la fin de soirée. L’angoisse se fait plus prégnante.

- Vous reprenez quelque chose ? demande-t-il à tous hasards.

Elle est la seule personne du restaurant à ne pas boire de bière et le calme un peu fade de sa beauté contraste avec les éructations éthyliques des fumeurs de cigares qui les entourent. Malgré tout, elle ressemble plus à Thomas que n’importe lequel des autres clients de la Kunsthalle.

- Non merci, je crois que je vais rentrer me coucher.

- Vous ne faites pas carnaval ?

- Je crois que la journée n’est pas très bien choisie pour moi.

- Oui, bien sûr. Excusez-moi. Mais dites-moi, juste par curiosité, savez-vous qui a restauré le « Ad marginem » ?

- C’est une obsession !

- Un intérêt professionnel, voilà tout.

- Lux Aeterna à Villeneuve Saint-Denis.

- Joli nom pour un restaurateur. Où se trouve Villeneuve Saint-Denis ?

- Vous n’êtes pas Parisien ?

- C’est près de Paris ?

Thomas laissa partir le seul espoir de distraction de cette sombre journée. La superstition lui soufflait qu’Anne-Marie était trop proche des choses qu’il souhaitait fuir. Il regarda le pull de mohair disparaître sous un vaste manteau sans charme et ne tarda pas à sortir à son tour de la Kunsthalle surpeuplée.

Il ressentait avec irritation sa mèche à la Joe Dalessandro chargée d’effluves de cigares et de saucisses. S’il avait conclu l’affaire, il lui aurait attribué 50% de sa réussite. Rejeté, il la sentait ridicule sur son front, comme un chapelet dans un naufrage. Mais quoi ? Une conservateur ou trice, naïve et mal habillée ? Ils étaient faits pour ne pas s’entendre. Il se raisonna pour profiter du spectacle plutôt que de rentrer se doucher. Mais les rituels obscurs de la fête alémanique suscitaient une vague irritation. Venant d’un pays où le mot étranger est presque une insulte, Thomas prenait son incompréhension pour de l’hostilité qu’on lui adressait.

Imperturbable, le carnaval continuait de répandre sa magie dans les rues et les venelles de la ville. Le pas chaloupé des musiciens instillait au paysage une subtile distorsion comme si tout l’alcool bu depuis deux jours était maintenant mis en commun pour le salut de la transe collective. Sans même y réfléchir, Thomas se retrouva sur la place de la cathédrale où le souvenir de Van der Bilt se réduisait à quelques traces noires sur le pavé.

Malgré toutes les heures d’inquiétude et de macération dans le poste de police, Thomas restait persuadé d’avoir été le témoin d’un assassinat. La nuit avait transformé la ville en une vaste scène sur laquelle tous les masques et toutes les perruques semblaient se confondre. Il lui semblait revoir à chaque coin de rue les perruques fatales au conservateur. C’était lui qui tournait maintenant comme une âme en peine, incapable de retrouver un calme perdu douze heures plus tôt dans la salle Paul Klee du Kunstmuseum.

- Alors, on revient sur les lieux du crime ?

Cette interpellation le précipita dans la froide réalité de la nuit. En une volte-face, il se retrouva nez à nez avec Müller. Emmitouflé dans un vaste manteau bleu, il ne ressemblait plus guère au flic obsessionnel qui venait de pourrir l’après-midi de Thomas. Il se tenait là, les jambes écartées, une chope de bière à la main, un sourire aux lèvres.

- Je vous offre un verre ?

- Café-leckerli ?

- Non ! Café-fertig !

Le café-fertig est un café fini d’une rasade de schnaps bouillant. Sa déclinaison logique est le café-lutz dans lequel c’est le café qui complète en nuage le schnaps. Thomas eut tout le loisir de découvrir la grammaire de ces boissons tardives avant que Müller ne revienne sur les événements qui les avaient amenés à se rencontrer.

- Drôle de journée ! lâcha-t-il enfin.

- A qui le dites-vous ? opina Thomas.

- J’espère que vous ne m’en voulez pas pour toutes ces tracasseries ?

- Non, je suppose que vous faisiez votre travail…

- Et nous allons continuer à le faire, vous pouvez nous faire confiance.

- Ce n’est pas l’impression que me donnait Monsieur Schmidt.

- Je peux vous assurer que vous vous trompez… Bon, je ne suis pas payé pour vous raconter ça, mais ce n’est pas un secret. Cette histoire nous ennuie parce qu’un des adjoints de Van der Bilt a disparu sans laisser d’adresse il y a trois mois. Même s’ils se sont suicidés tous les deux, ça commence à faire beaucoup. Et puis ici, on ne se suicide pas avant le carnaval.

Müller recommanda plusieurs tournées de cafés, reprit en chœur des chansons auxquelles Thomas ne comprenait pas un traître mot, lui dit que Bâle n’était pas Hollywood et que, d’après le peu de choses qu’il en savait, il avait plutôt lieu de s’en féliciter. Puis, ils parcoururent bras dessus bras dessous une bonne partie de la ville à la suite d’une clique dont ils singèrent tour à tour les mimiques et s’envoyèrent deux ou trois soupes à l’oignon sans plus reparler de Bruno Van der Bilt ni même de Paul Klee.

La suite vite !!!