Ad Marginem 9



Johann frissonne longuement lorsqu’il entre dans la salle. Le choc est double. Il n’aime pas la clim. Pas plus que les cerises chiliennes à Noël ou les escaliers roulants. Il se reproche souvent de céder à ces petits picotements qui détournent le regard de l’essentiel. Le monde offre tant de plaisirs dont l’homme se détourne pour de pitoyables dérivatifs. Pourquoi faire cette réunion à Santorin ?

Après le frisson, ses yeux hésitent entre le spectacle de l’océan derrière la paroi de verre et celui de ses anciens amis recroquevillés sur des chauffeuses disposées près d’une table basse. Les voies vers la Nouvelle Jérusalem passent-elles par ces retrouvailles ? L’unité retrouvée – une unité – fait à coup sûr partie du voyage, mais elle ne pourra se faire autour de pilules. Il faut abandonner les illusions.

Cette clim est-elle vraiment nécessaire ? La canicule les a tous rendus fous. Dehors, il ne doit pas faire plus de 30°… Un courant d’air suffirait à… Son esprit est vite repris par l’immédiat. Il avait reconnu la main de Hermann dans la paranoïa des échanges électroniques et se demandait le tour que prendrait la réunion. A son entrée dans la vie spirituelle, le monde l’avait oublié. Mais depuis quelques mois, toute cette boue l’avait rattrapé. « Souviens-toi de tes anciens amis ». Le message inscrit à la peinture rouge dans sa chambre le soir de l’attaque du château, ne lui laissait pas le choix. Maintenant ses anciens amis sont là.

Quelques instants plus tard, il constate avec étonnement et plaisir qu’on ne change pas. L’essentiel, donné dès l’adolescence, se décline à la maturité. Les versions du thème initial sont plus ou moins réussies. Mais l’essentiel revient toujours et les amis sont trop heureux de retrouver ces parfums pour aborder leur querelle tout de suite. On s’abandonne à la joie des retrouvailles et la discussion roule sur les souvenirs communs. Lorsqu’il s’inquiète enfin de l’ordre du jour, Johann réalise que ni Suzanne, ni Hermann ne peuvent avoir commis les actes qui l’ont conduit dans cette pièce. Il fait fausse route depuis dix mois. On l’a trompé. C’est à ce moment que l’ambiance change d’un seul coup. L’accident reprend la barre.

Après quelques hésitations ponctuées de neiges électroniques, l’écran mural affiche la face austère et néanmoins réjouie d’un barbu quinquagénaire. Nez longiligne, lèvres étroites, regard froid.

- Bonjour les amis !

Le ton paternaliste et métallique ne suscite tout d’abord aucune réaction dans la pièce.

- Je m’attendais à un accueil plus distingué, reprend le barbu.

Le premier, Johann comprend. Il se jette par terre et se frappe violemment le front contre le sol.

- Johann, tu ne changeras donc jamais ? raille l’écran.

C’est ensuite au tour de Hermann.

- Charles ? Ça alors… Je…

- Epargne-moi toute hypocrisie Hermann, tu me ferais devenir cruel.

- Mais tu…

- … devrais être mort ? Tu vois, il ne faut jamais être sûr de rien. La justice finit toujours par triompher.

Sans commentaire, l’écran montre les abords de la maison et les cadavres ensanglantés des gardes auxquels les participants ont eu la naïveté de confier leur sécurité. Suzanne se précipite sur la porte, mais ses efforts désordonnés n’aboutissent qu’à décrocher la poignée. Elle prend alors une chaise pour tenter de fracasser la baie vitrée, sans plus de succès.

- Suzanne, tu m’attristes. Tu ne penses quand même pas que j’ai patienté toutes ces années pour négliger les détails ? Sois raisonnable, toute cette agitation n’est pas digne de toi. Voilà… Rassied-toi... Bon, quoi de neuf depuis trente-deux ans huit mois et cinq jours ? Heureusement que les journaux m’ont donné de vos nouvelles. Rien de bien glorieux d’ailleurs. Dites donc, il fait plus chaud que lorsque nous nous sommes vus la dernière fois. Vous vous souvenez ? Moins 32° ! Avec le vent en prime bien sûr.

- Charles, Charles, l’interrompt Hermann, qu’attends-tu de nous ? Tu sais bien qu’au fond ta place est à cette table. Si tu avais été plus raisonnable… Mais dis-nous plutôt ce que tu as fait depuis…

- … depuis mon assassinat ? Rassurez-vous, je vais tout vous raconter. J’ai commencé par avoir très froid. Moins 32° ! D’ailleurs…

Le barbu se retourne vers une petite tablette sur laquelle il se saisit d’une télécommande. Dès qu’il l’actionne, la climatisation de la salle où se trouvent les trois biologistes fait entendre des bip bip caractéristiques de la fin du XXè siècle et le petit voyant de contrôle affiche la température de 5°.


Au même instant, Thomas cassait pour la troisième fois la mine du crayon avec lequel il écrivait sa thèse. Cette coquetterie, qu’il s’enorgueillissait de partager avec quelques grands écrivains, s’accommodait mal de la moindre tension. Mais pour l’heure, il préférait sécher sur les épigones de Marcel Duchamp que de s’interroger sur son énervement. « La peinture est morte. Qui pourra faire mieux que cette hélice ? Dis-moi tu en serais capable, toi ? » La mine brisée le ramena vers la fenêtre.

Thomas lisait l’absence de Hermann dans l’allure des pensionnaires de la Fondation. Sans le décor, on aurait pu se croire ce jour-là dans n’importe quelle centre commercial. Même nonchalance affairée, même indifférence. C’était peut-être cette image si peu flatteuse de lui qui taraudait les résistances nerveuses de Thomas. Après tout, il se contentait de regarder passer les trains en décernant de bonnes ou de mauvaises notes dans une thèse que personne ne lirait. Il sentait la vie couler entre ses doigts. Pour l’inspiration, cela ne valait rien. Le débit naguère si généreux de son crayon se tarissait au fur et à mesure des aventures et des claques qu’il y récoltait. Il avait cru pouvoir faire feu de tout bois, mais son optimisme insouciant s’était émoussé.

Comme il l’avait déjà fait à plusieurs reprises, Thomas se rapprocha de la fenêtre pour observer en contrebas un spectacle qui ne laissait pas de l’intriguer. Une luxueuse berline était garée sur la petite esplanade, le coffre grand ouvert. Trois ou quatre fois déjà, Giovanni était descendu de son appartement, les bras chargés de paquets. Thomas n’osa mettre un nom sur la chose que lorsqu’il vit une camionnette se ranger le long de la voiture du Frioulan : « Incerti e Figli – Trasloco ». N’y tenant plus, il enfila ses sandales et descendit à son tour.

Giovanni l’accueillit sur le ton d’usage pour leurs échanges.

- Alors, toujours à fouiner ?

- Pas besoin d’être l’inspecteur Colombo pour comprendre ce que tu es en train de faire. Je t’entends déménager depuis ma table de travail.

- Je te laisse le terrain. Tu pourras intriguer en toute quiétude. Moi, je vais m’occuper de la Fondation de Lotharingie.

- Finie la Padanie ?

Giovanni répondit par le mépris et continua d’installer ses paquets dans le coffre gigantesque de l’automobile. En réalité, Thomas savait bien que l’agacement de son collègue ne lui était qu’indirectement destiné. L’Italien avait espéré partir avec Hermann au rendez-vous de Santorin. Mais la fin de non-recevoir du président avait fait exploser la patience de l’ambitieux. D’humeur taquine, Thomas arrosa d’huile les braises en embuscade sous le gril du moderne Saint Laurent :

- Des nouvelles de Hermann ?

Giovanni sortit la tête du coffre avec un regard de fou. Il supportait moins bien la plaisanterie que son antique parangon. Le petit sourire de Thomas n’était qu’explétif : le poing de l’autre avait entamé son arc de cercle avant même qu’il ne le vît. Mais - expérience ou pressentiment ? – le Parisien était sur ses gardes. Il esquiva le poing et lui répondit par un balayage qui paracheva le déséquilibre de son adversaire. Un petit tour dans le gravier plus tard, celui-ci se relevait, l’écume aux lèvres et l’invective à la bouche pour voir que Thomas ne l’avait pas attendu.

- On ne frappe pas un homme à terre, criait-il en s’éloignant tranquillement.

Cette dernière vacherie lui était venue spontanément, comme pour ancrer le soupçon dans l’esprit dérangé de Giovanni. Bénéficier de cette disgrâce équivoque ? L’idée l’avait bien effleuré, mais toute cette comédie fatiguait l’élasticité de ses neurones et de son échine. Comment vivre ainsi ? Comme il l’avait fait avec Giovanni, Thomas avait tenté de suggérer à Hermann que le rendez-vous ne pouvait être le fait de la Nouvelle Jérusalem. Mais ficelé dans ses certitudes, le président avait écarté cette suggestion d’un revers de main. « Qui d’autre ? » Ce refus d’envisager certaines questions fondait le pouvoir de Hermann mais lassait la patience de Thomas.

Il se souvint alors qu’il était toujours invité à Belle-île. A sa propre surprise, il rêvait déjà de la douceur du pavillon familial lorsqu’une nouvelle salve d’injures lui rappela Giovanni. Agacé d’être soustrait à sa rêverie, il signa d’un coup de tête sa démission :

- Calme-toi d’Annunzio, tu t’en sors mieux que Philippe !


- J’ai commencé par en rire. Ça se goupillait comme une plaisanterie de potache pour le dernier de cordée. « Charles! J’ai oublié mon baise-en-ville sur la corniche. Je te redescends ? » Quand la corde m’est tombée sur la tête, j’ai trouvé que vous étiez vraiment gamins de nous faire perdre encore du temps à la fin de l’après midi. J’ai pesté dans mon coin. La pierre glacée, le vent, la nuit qui s’annonce au loin. Je ne vous dirai pas combien de temps l’amitié que je ressentais pour vous a résisté : vous me prendriez pour plus naïf que je ne le suis. Je m’inquiétais même pour vous. A propos, combien avez-vous payé le guide ? Il m’a juré ses grands dieux qu’il n’avait reçu que la promesse des pilules. Faut être con ! Il n’a pas eu le temps d’en profiter. Ça ne vous a pas inquiété de le savoir découpé menu dans son hacienda ? Vous n’avez peut-être jamais su ? J’ai oublié le faire-part ! Ce connard n’intéressait personne. Il a tout de même servi de galop d’essai pour quelques camarades.

Où en étais-je ? La corniche glacée, l’inquiétude qui vient, la nuit, le vent… bref, je vous passe les détails. En tous cas, ça forge le caractère. Les techniques de survie que se doit de connaître tout bon révolutionnaire plus une nuit dans la montagne abandonné par ses amis, ça vaut bien une communion solennelle. C’est drôle, mais quand j’ai compris que ce n’est pas l’ami que vous assassiniez mais le révolutionnaire, ça m’a fouetté les sangs. C’est pour ça que je me suis énervé tout à l’heure. Mais au fond Hermann, tu as raison : n’en faisons pas une affaire personnelle. Nous sommes simplement concurrents. Par moins 32, on a un peu de mal à raisonner. J’avais passé la première partie de la nuit à me sentir sale, souillé par cet abandon. Quand des proches – les trois plus proches – vous crachent à la gueule, il est difficile de ne pas se remettre en cause. On recherche la faute impardonnable qui peut déclencher une telle haine. Et puis, quand j’ai compris que ce n’était pas moi que vous visiez, je me suis senti revigoré… et j’ai commencé d’attendre cette rencontre. Trente-deux ans, huit mois et cinq jours.

Oh ! Je suis passé par plusieurs scénarios pour nos retrouvailles. On réfléchit, on mûrit. Un révolutionnaire a-t-il le droit de se venger ? Bien sûr, mais ce n’est pas ce qui fait de lui le révolutionnaire qu’il veut être… sauf si ce qu’il venge en lui n’est pas l’homme mais le révolutionnaire. On était pilepoil dans les clous. Encore fallait-il que vous ne restiez pas les hommes et la femme que je connaissais, mais que vous devinssiez des forces significatives du grand capital et de la réaction. Je peux dire que vous avez comblé mes attentes les plus folles. Vous n’étiez encore rien que de vulgaires criminels perdus dans la cohorte de vos semblables, mais je savais que vous deviendriez ces puissances et je décidai de vous laissez grossir pour que ma vengeance ait un sens. Mais je saute les étapes. Vous me suivez toujours ? C’est vrai qu’il commence à faire un peu froid. Ah ! Ah ! Ah !

Reprenons. La corniche. La nuit. Trépigner pour ne pas sombrer. Remarquez qu’avec un petit réveil dans sa montre suisse, on peut se permettre des petites tranches de sommeil. Ça aide pour la suite. Bien sûr ce qui m’a surtout aidé, ce fut cet extraordinaire redoux du lendemain matin. Vous vous souvenez ? Impossible à prévoir. Même la météo ne l’avait pas vu venir. Johann a certainement dû se dire que c’était un signe du ciel. J’ai simplement pensé que j’avais de la chance. Beaucoup de chance. Jamais je n’avais senti ça. Le soleil brillait en face de moi comme une batterie sur laquelle je rechargeais mes réserves vidées par une nuit difficile. C’est assez exaltant de se sentir dans une chaîne. Je pensais à toutes les énergies perdues dans le vide, à toutes celle que nous gaspillons… J’arrêtai de trembler et commençais à me sentir en état de descendre. Bien sûr, ça n’a pas été facile. Je vous passe les détails, j’ai bien cru mourir quinze fois, mais le soleil et la corde que vous m’aviez lancée m’ont sauvé la vie. Ça crée des obligations non ? Je me suis promis de ne plus jamais perdre de temps. Trente-deux ans, ça peut paraître long, mais j’ai donné sens à tout ce temps. Votre aveuglement stupide presque autant que votre immoralité me poussait à ces engagements.

J’ai longtemps hésité à reprendre la voie par laquelle nous étions venu. C’est ce que vous aviez cru que je ferais. Bien sûr. Je n’avais aucune chance de m’en tirer et c’est ce que vous attendiez – ne tremble pas comme ça Suzanne ! Tu me donnes le tournis. Tu sais que j’ai pensé plonger dans le vide. Nirvana dans la beauté des montagnes. Qu’en penses-tu Johann ? Ç’aurait été dommage non ? Heureusement, la petite colère qui brûlait en moi m’a retenu sur la terre ferme. Une mission ! Il n’y a rien de tel. Bon je m’égare encore…

Je me suis parfois demandé s’il était pire de mourir victime de la haine ou de l’indifférence. Au fond, c’est pareil. Mais le meurtrier est-il moins coupable dans un cas ou dans l’autre ? L’indifférent ne fait qu’obéir, victime du système dont il est l’esclave. Mais est-on libre devant la haine ? Suis-je moi-même libre de vous épargner si je veux détruire ce méchant système que vous incarnez si bien ? L’amitié – tout au moins la camaraderie – n’y résiste pas. Je crois aujourd’hui qu’on peut tout dire, mais que chacun sait bien au fond ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. D’ailleurs, je ne vous entends plus protester.

J’ai tourné des heures autour de la montagne jusqu’à ce que je trouve la voie pour descendre. Vers mes semblables. C’est saisissant comme la confiance en soi vient vite après les premiers mètres. Je m’étonnai même de votre naïveté. Confier à la montagne le soin de se salir les mains pour vous tout en pariant sur ma maladresse ! Maladresse est-il le bon mot ? Passivité, soumission ! Acceptation de la sentence. J’ai même dû faire un effort pour que tout cela ne restât pas comme irréel dans mon esprit dès que je me suis remis à marcher dans la vallée. Il ne fait pas trop chaud ? Je vais peut-être baisser un peu le thermostat. – 10°, ça ira ? Allez, on verra bien si ça suffit.

Je m’attarde, mais vous savez, je me suis longtemps interrogé sur ces premiers instants de notre séparation, sur la colère qui s’est emparé de moi. Un révolutionnaire ne doit pas réagir à la légère. Je dois vous dire aussi que la tristesse se mêlait à la colère. Etre rejeté ! Mais la colère est plus juste car elle se fonde sur un fait réel et non sur un sentiment illusoire. La colère me reliait à tous ceux que vous rejetiez. Charles on t’aime bien mais tu ne fais pas partie de notre monde. C’est vrai qu’en jeans et cheveux longs nous donnions l’impression d’être pareils. Ce n’était qu’une tromperie. Au mieux, un vague projet. Nous n’étions pas pareils. Nous ne sommes pas pareils. Mon père travaillait pour le tien Suzanne. Et il en est mort. Un accident bien sûr, mais les accidents arrivent toujours aux mêmes.

Mais je m’emballe, je m’emballe, je brûle les étapes. Vous voulez sans doute savoir comment je me suis retrouvé là, avec cette télécommande, bip, bip… ? Bon, où en étions-nous ? La montagne, corniche glacée, corde offerte et retour inespéré du soleil… ah oui ! La vallée ! J’aurais pu filer chez les flics pour vous faire arrêter. Aurais-je pu vous faire condamner ? Certainement pas. Ou si peu… Bref, je me retrouvais clandestin. D’abord, éviter le village d’où nous venions. Un petit détour d’une quarantaine de kilomètres. J’y suis retourné l’an dernier : quel paysage ! Et puis, je me sentais des ailes. J’étais jeune, mais pas assez pour ne pas voir que je venais de supprimer d’un coup toutes mes obligations, tous les liens qui nous engluent dans le quotidien. Vous devez connaître ça non ? Quelque chose comme la liberté.


A l’heure même où Charles LaRue alias Karl ou Carlos Muckensturm tenait ces propos décousus, son fils Arnoldo tendait une carte de visite à la plus accorte des deux hôtesses du siège de Biotrans à Bâle.

- J’ai rendez-vous avec Monsieur Wendling.

- Prenez place Monsieur Cerda, je le préviens tout de suite.

« Probablement transgéniques » pensa-t-il en s’asseyant sous les deux palmiers du salons tant ils partageaient avec les hôtesses une image helvétique de la perfection froide et cossue. Dix jours sur la Côte d’Azur l’avaient mis en pleine forme. Il avait tout d’abord pensé y joindre l’utile à l’agréable en repérant les villas des nouveaux Russes, mais il avait d’autres comptes à régler avant. Lorsqu’il fut tout à fait clair qu’il ne participerait pas à la rencontre annoncée dans la camionnette de la forêt de Sénart, il avait décidé de tirer les choses au clair.

- Si vous voulez bien me suivre.

La coupe du tailleur était la même que celle de la salle d’attente, mais la couleur gagnait en discrétion avec les étages. Difficile de faire moins pour seoir au mobilier de collection dans lequel s’assit Arnoldo. Le vieux Stefan Wendling se laissa tomber de l’autre côté de la table basse qui se couvrit alors de gâteaux et de café. Arnoldo s’efforçait d’oublier ce qui le liait à cet homme pour mieux entrer dans son personnage.

- Monsieur Cerda, au téléphone je n’ai pas très bien compris le but de votre mission. Pourriez-vous m’en dire un peu plus ?

- Bien sûr. Je travaille pour le parlement chilien et nous préparons une mission d’information pour le ministère de l’agriculture. Je ne vous cache pas que cela tourne surtout autour des problèmes liés aux aliments transgéniques.

- Je vois… Vous verrez tout à l’heure notre directeur de la communication qui vous donnera toutes les informations nécessaires, mais vous devez savoir que nous travaillons déjà avec votre pays. Nous venons de signer un partenariat avec Valparaiso Chemicals.

Bingo ! Valparaiso Chemicals était la filiale agrochimique des entreprises Muckensturm. Arnoldo se dit dans la même phrase qu’il n’était pas venu pour rien mais que son père serait furieux s’il venait à apprendre sa visite chez Biotrans. Dans la deuxième phrase, Arnoldo, qui ignorait tout de ce partenariat, pria pour que le vieux Wendling ne soit pas en train de lui tendre un piège. Il fallait la jouer fine.

- Ces alliances inquiètent une partie de notre électorat. On parle de plus en plus de ces paysans qui meurent intoxiqués par les pesticides… des rats malades…

- Ce n’est pas parce que certains se brûlent avec de l’huile bouillante qu’on interdit les frites ! Il y a aussi des gens que se font écraser pas les trains ou qui se suicident avec des détergents ! Il faut savoir ce qu’on veut.

- Bien sûr, mais nous devons ménager tout le monde. Je comprends votre point de vue, vous êtes un scientifique. Mais il me semble que vous avez payé très cher l’incompréhension liée à vos travaux.

Stefan Wendling se cala dans le fond du fauteuil et changea d’attitude.

- A quoi faites-vous allusion ?

- J’ai lu que votre fils…

- Que savez-vous de mes drames personnels ? Si vous savez quelque chose, il faut me le dire ! Qu’est-ce qui vous fait penser que la mort de mon fils soit liée à mon travail ?

- Excusez-moi. Je n’aurais pas dû parler de ça. C’était une mauvaise idée pour suggérer que la raison ne gouverne pas toujours les passions politiques.

- Mais qui parle de passions politiques ?

- C’est peut-être une déformation nationale. Chez nous quand on assassine deux cadres d’une multinationale…

- Mais vous n’êtes pas chez vous !

- Non, mais vous êtes chez nous ! dit Arnoldo qui s’en mordit aussitôt les doigts de cette répartie facile. Et, pour se rattraper : D’ailleurs quels sont vos projets au Chili ?

Stefan tendit une coupe de gâteaux secs à l’assassin de son fils et prit vingt secondes pour se calmer.

- A vrai dire, nos projets ne portent pas sur le Chili mais sur l’Afrique. Nous avons des accords avec plusieurs états. Distribution de semences et de pesticides contre la moitié de la récolte. Un peu d’eau et voilà de quoi sortir ce continent de la misère en quinze ans. Ils ont besoin de tout et se reproduisent comme des lapins. Dans vingt ans, ce pourrait bien être le dernier endroit de la planète où nous pourrons vendre des frigos, des bagnoles et des téléphones. De quoi donner un joli sursis à notre modèle économique. Et pour ça, croyez moi, nous avons plus à craindre de nos concurrents que de vos électeurs.

C’était donc aussi sordide que ça ! Quelques assassinats pour détourner Biotrans d’autres alliances possibles et main basse sur l’Afrique ? Son père était-il tombé aussi bas ? S’était-il servi des camarades et du Parti pour s’installer un empire en Afrique ? Tous les révolutionnaires pensaient que c’est la terre de l’homme nouveau, que c’était de là que repartirait le mouvement mais ces « accords avec plusieurs états », ce « sursis » résonnaient sinistrement aux oreilles d’Arnoldo. Chez lui, cela s’appellait une trahison.

Il aurait volontiers fait subir à cette salle de réunion le traitement que ses amis avaient administré au cercle des officiers de Santiago. Mais un révolutionnaire sait se retenir. Surtout quand l’histoire lui donne une mission.


- Allons, je parle, je parle. Ça fait trente ans que je me retiens, mais à ce train-là je n’arriverai pas à la fin de l’histoire. Après tout, mes états d’âme… Bon, passons les détails. Six ans plus tard – clandestinité, petits boulots, solidarité révolutionnaire – je suis Karl – ou Carlos -Muckensturm, directeur du plus beau complexe chimique de Santiago. Eh oui Suzanne, c’était moi ! Comment voulez-vous que ce monde fonctionne lorsque les plus belles réussites sont fondées sur des névroses ou du ressentiment ? A mon premier week-end de libre, je commence donc à m’occuper de vous. Je prends l’avion pour Bâle et je rends une petite visite à mon vieil ami Philippe. Ah… ! Je sens que je commence à vous intéresser… Malheureusement, la saveur de cette visite ne se révélera qu’après une nouvelle digression.

Ah ! Ah ! Je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même. Trente ans à vous observer… C’est fou tout ce qu’on remarque de l’extérieur après une petite vacherie qui vous ouvre les yeux. Bon. Philippe lui, je ne l’observais pas. Pas encore. Un hasard. J’arrive au bord d’une piscine… Calme-toi Suzanne, calme toi ! Incroyable ! Tu l’avais toujours su ? Senti ? Deviné ? Les mères ont un sixième sens pour ces choses-là. Moi, même après la remontée du cadavre de ton fils à la surface, je n’avais pas encore fait le rapprochement avec le regard fixe de Philippe et surtout cette espèce de petit sourire inoubliable. Il ne souriait pas souvent Philippe. Laissé tomber ? Laissé couler ? Poussé ? Quelle importance ? De toutes façons, je devais être stone ou soûl. Et puis, à cette époque, la culpabilité ne faisait pas partie de notre monde. Les méchants étaient loin. Philippe, bien sûr, était moins relax que moins. Quand il m’a vu, quand il a compris que j’étais là depuis un moment, il s’est mis à trembler comme une feuille. Il débitait plein de choses incompréhensibles – ne pleure pas Suzanne ! – je ne me souviens de rien. A cette époque, de toutes façons, on n’écoutait pas.

Je suis descendu dans la piscine pour sortir ton fils. Il ne pesait rien. Juste une petite poupée raidie par la mort. C’est drôle, tout ça s’est passé comme dans un rêve. Ça n’a pris de l’importance que lorsque j’en ai eu besoin. Le meurtre et la frustration sont des choses si difficiles à comprendre. Nous étions si loin de cela… Vous remarquez comme c’est redevenu la mode depuis ! Bon, et puis il y avait cette idée de ne pas rajouter du malheur au malheur. Que pouvions-nous changer ? L’enfant était mort. Quelques mois plus tard, c’était à mon tour. Ça, je vous l’ai déjà raconté. Je m’en sors, je m’enrichis – sans utiliser les pilules qui pouvaient me faire repérer - et me voilà. Notre histoire redevient commune. Je dois dire que je n’avais pas encore d’idée très précise sur ce qu’il fallait faire. Une exécution, même précédée de quelques brutalités, ce n’est jamais très satisfaisant. Utile parfois, mais j’avais d’autres ambitions. Je savais que notre invention serait le levier qui pourrait tout faire exploser. Je comptais sur vous. Pas trop froid Hermann ? Tu m’entends ?

Je devais donc attendre patiemment le développement de votre puissance pour que vous puissiez servir l’idéal de justice pour lequel vous m’aviez condamné. Dit comme ça, tout semble simple. Mais c’est toujours pareil : tout est dans l’exécution, pardon, la mise en œuvre.

C’est marrant, j’avais prévu d’accompagner ce refroidissement final du récit détaillé de ma renaissance et puis là, non, ce formalisme narcissique, cet humour, non, ce ne m’intéresse plus. Bip, bip, on accélère le processus. Il faut être sincère avec soi-même, c’est le fondement de toute œuvre durable. Moi, ce que je veux, c’est vous voir crever comme vous aviez prévu de me faire crever. Alors les détails de l’histoire…. La façon minutieuse et inventive dont j’ai prévu de ruiner vos prétentieux édifices… pour Johann, c’est déjà fait, il collabore à sa propre perte. Ses délires pédophiliques auront raison de son misérable troupeau. On n’est plus en 1973 ! Et pourtant c’est lui qui nous donne le plus de mal. La Nouvelle Jérusalem ! 11 111 111 élus ! Génial. En tous cas, cela ressemble à une riposte.

C’est vrai, je pensais qui vous seriez plus amusants. J’espérais vous voir vous déchirer après les quelques règlements de comptes que j’ai orchestré. Le seul qui a contre-attaqué, c’est Johann. Ah, ah, ah ! Je le reconnais : j’avais peut-être présumé de mes forces en pensant que je vous ferais vous étriper. Bah ! Ce n’est qu’un détail. Bien fait pour moi. L’esthétisme est une passion décadente. Pas vrai Hermann ?

Vous m’écoutez toujours ? On n’est pas encore à moins 32 ! Ah si ! Une dernière chose, même si je devais vous réchauffer de mes mains pour que vous l’entendiez : sachez que vous mourez pour rien. Avec ce que nous avons mis en place en Afrique, la révolution mondiale est en marche. Tout est prêt. Plus d’amateurisme, plus de vaines querelles idéologiques, d’escarmouches. De l’organisation. Du sûr. Tout est prêt. J’aurais pu attendre pour que vous voyiez ça. J’aurais même pu vous laisser vivre. Mais tant pis. Vous ne comptez plus. Votre disparition épargnera peut-être quelques efforts. Mais elle ne sert à rien. Vous mourez comme la plupart des hommes. Pour rien.


Quelques semaines plus tard, un homme sonne à la porte d’Elsa Van der Bilt.

-Commissaire Müller !

- Bonjour Madame Van der Bilt. Puis-je vous parler quelques instants ?

- Bien sûr, que se passe-t-il ?

- Oh… je crois que je sais qui a tué votre mari.

La veuve Van der Bilt blêmit et son regard se perd quelques instants dans le parc où jouent les enfants de l’autre côté de la rue.

- Ah !... Je vais aller vous faire du café. Ça me permettra de reprendre mes esprits.

Müller patiente en moulinant dans sa tête les phrases qu’il se répète depuis la Schifflande. Comme il n’en est pas satisfait, le temps lui semble court, mais il mesure tout de même à sa montre un minutage plus que suffisant pour faire du café. Müller n’a jamais compris l’entêtement qui l’a saisi pour cette enquête. Au début il a trouvé l’énergie dans un sursaut de fierté face au cynisme du petit Français. Mais il se demande maintenant s’il ne fait pas tout cela pour cet instant. Dire à la veuve le nom de l’assassin de son mari. Rien que ça. Remettre un peu d’ordre.

Elsa finit par réapparaître avec un plateau chargé d’une cafetière en argent, de petits gâteaux et d’une bouteille de framboise sauvage dont Müller sent déjà le parfum se répandre dans la pièce.

- Excusez-moi, dit-elle, c’est quand même un choc.

- Je comprends. C’est pour cela que je suis venu dès que j’ai su. Ce n’est pas une visite officielle, les choses demandent encore du temps et l’administration… mais j’ai pensé que…

- Vous êtes très gentil. Merci beaucoup. Alors ? dit-elle en versant d’autorité framboise et café.

- Voilà. L’an dernier, j’ai vérifié les registres hôteliers pour la période du carnaval où votre mari s’est… J’ai trouvé qu’un Chilien du nom d’Arnoldo Muckensturm avait quitté l’Hôtel Basel le jour même de la mort de Monsieur Van der Bilt. Sans trop y croire, j’ai demandé des renseignements sur ce Chilien au capitaine Ortega, un ami de la police de Santiago. Je n’ai jamais eu de vraie réponse. En soi, cela n’a rien d’extraordinaire. Manque de temps, interférence avec une autre affaire, manque d’information… J’ai quand même réussi à savoir que notre Arnoldo était une figure de l’extrême gauche locale. Bref, rien de bien concluant. En tous cas, rien qui ressemble à notre affaire. Cela m’est presque sorti de la tête. Et puis, j’ai reçu cette enveloppe avec un long témoignage de Thomas Letourneur – vous vous souvenez de lui ? En réalité, c’est sa mère qui me l’a adressée par erreur. C’est un récit très littéraire mais j’y ai trouvé quelques éléments qui m’ont permis de relancer Ortega. Celui-ci est alors allé visiter la maison de Karl Muckensturm, père d’Arnoldo et grand patron de la chimie chilienne. Hobby : fondeur. Il coulait des bustes de Lénine et des insignes semblables à celui que Thomas a ramassé dans le bureau de votre mari le jour où il s’est fait tuer. Ortega m’a envoyé des échantillons de l’atelier de Muckensturm et j’attendais que Thomas récupère son exemplaire pour faire des expertises. Mais j’ai reçu ce matin un coup de fil du capitaine Ortega. Arnoldo a été arrêté la semaine dernière pour l’assassinat de son père. L’affaire s’est produite lors d’un règlement de compte intra groupusculaire très difficile à comprendre pour des gens comme vous et moi. Mais cela va probablement chercher plus loin qu’il n’y paraît car le jeune Arnold s’est « suicidé » cette nuit dans sa cellule. Ce qui est plus intéressant, c’est qu’il a eu le temps d’accuser son père des assassinats de Suzanne Stoeffel, de Hermann Campanella et de Johann Takahashi avec des détails qui…

Elsa tente de faire bonne figure devant Müller mais elle n’écoute plus. Elle fait gravement des petits signes de tête, remplit les tasses et les verres, mais non ! Ces histoires ne sont pas les siennes. Elle en sait assez. On lui a volé son mari pour des histoires qui ne sont pas les siennes. On a volé sa vie. Les succès n’aident pas à voir qu’on est sur le mauvais chemin. La souffrance est un char plus rapide vers la vérité.

- Commissaire Müller, pensez-vous que notre société mérite d’être sauvée ?

Müller ne répond pas tout de suite. Il lit tout d’abord dans ces paroles l’affliction d’une veuve éplorée. Puis il comprend à l’attitude d’Elsa qu’il ne s’agit pas de cela, que la page est tournée. Il n’a pas de réponse toute faite dans les phrases qu’il a mijotées pendant sa traversée pédestre de Bâle et tente de la jouer pro.

- Je suis payé pour défendre cette société.

- Oui, vous jouez dans les buts commissaire Müller. Mais vous interrogez-vous parfois sur votre équipe ? Défendent-ils vos buts, ou sont-ils encore aux vestiaires, à la buvette ? J’ai été payée pendant quinze ans pour enseigner le matin les règles qu’on me demandait d’oublier l’après-midi.

- Vous y aller peut-être un peu fort. La Suisse n’est pas le Nigeria.

- Nous sommes plus civilisés, moins violents, plus riches surtout. Mais personne n’y croit plus ! Nous avançons dans le vide et seul le luxe, ce canapé, cette bouteille de framboise, nous font toujours remettre au lendemain les interrogations indispensables sur notre vide et notre hypocrisie.

- Il y aura toujours des affaires pénibles, des comportements que rien ne peut justifier. Je regrette de ne pas vous avoir apporté de réponse plus tôt. Pour éclaircir cette affaire, je vous jure que j’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, et même un peu plus si on ne parle que du pouvoir réglementaire. C’est probablement difficile après ce que vous venez de vivre, mais il faut se dégager de son expérience personnelle. Comment pensez-vous qu’il est possible d’exercer mon métier sans cette faculté ? Mais regardez autour de vous. Nous vivons mieux que nos parents. Et ailleurs ! Ceux qui crevaient hier de faim viennent aujourd’hui par millions faire du ski chez nous. Malgré tous nos défauts, c’est bien nous qui les avons mis sur ce chemin. Il y a des choses à défendre. Même si on se sent seul parfois.

- Mais vous êtes un héros !

- Ne vous moquez pas de moi. J’essaye simplement de répondre à votre question. Je vois comme vous tout ce qui ne va pas, les abus, les lâchetés, les crimes. On me paye même pour le voir. Mais excusez-moi de vous le dire, nous ne devons pas fréquenter le même monde, nos yeux ne regardent pas le même film. A vous croire, le monde devrait être à feu et à sang…

- Il l’est. Sous cet angle, Bâle est une exception…

- Notre exception se généralise. J’en suis sûr. Mais laissez-moi finir : Bien loin d’exploser, ce monde prospère, avance. Je ne peux qu’en conclure que la somme des forces positives l’emporte sur la somme de forces négatives. Nos actions, même les plus humbles, comptent dans la balance.

- Ce n’est pas une moquerie : vous êtes un héros…

- Mais non ! Je suis en train de vous expliquer que les actions minuscules de millions, de milliards d’êtres humains font progresser l’humanité malgré le désordre où nous nous débattons. Ce « désordre » n’est peut-être qu’une image de notre ignorance. Nous ne comprenons pas toujours les chemins de la Providence.

Elsa se retrouve dans la situation de Müller quelques instants plus tôt. Jusque là, elle n’a pensé qu’à elle et à ses années perdues, à sa tristesse. L’angle d’attaque de Müller l’oblige à revenir sur son passé.

- Je n’avais pas l’impression de faire tant de mal que ça lorsque j’organisais les pots de vin de nos hommes politiques. En vérité, cela me paraissait dénué de sens. Ni bon, ni mauvais. Les prostituées que je leur payais accomplissaient un travail supérieur à bien des secrétaires de la mairie ! Et pour l’économie, l’important c’est que l’argent circule. Cela n’avait de sens que par l’appui que ça donnait à ma carrière, à mon avancement dans le petit monde de ceux qui décident. J’étais bien partie pour y arriver. Mais mes déboires avec Bruno, son assassinat et les désordres qui ont suivi chez Biotrans, tout cela m’a enlevé le goût de ce monde artificiel. Ça s’est dégonflé tout doucement. Vous, vous êtes prêt à continuer d’éponger les fuites pour que les Chinois accèdent à votre bouteille de framboise. Excusez-moi : même si je peux la comprendre, votre générosité me dépasse. C’est un idéal – pardon ! – moyenâgeux. A la différence près qu’il ne sert plus qu’une civilisation matérielle. Jusqu’à la mort de Bruno, je ne m’étais pas posé de questions. Maintenant, il me semble que j’attends autre chose de la vie que ce confort aseptisé.

- Vous ne vouliez donc pas connaître le nom de l’assassin de votre mari ?

Après une apnée de dix secondes, Elsa se jette dans les bras de Müller en éclatant en sanglots. Le rappel de la réalité lui fait honte de ses fantaisies. Son attirance irraisonnée pour les hommes de passage semble la seule expression de cette nouvelle vie dont elle parle maintenant sans cesse. Le bon sens et la santé de Müller eux-mêmes lui font honte. Elle se mord les lèvres et veut se relever de crainte de tacher de ses pleurs l’uniforme impeccable du capitaine. Mais il l’entoure d’un bras protecteur en lui conseillant de pleurer tout son soûl. Elle sent comme quelque digue qui se rompt en elle. Une étrange volupté, comme ces fleurs qui se déploient dans l’eau après des années de sécheresse.

- Je n’avais jamais pleuré, lui dit-elle. Même à l’enterrement.

- C’est bien. C’est bien. Il faut que ça sorte. N’ayez pas honte. Ça va vous sembler ridicule, mais nous sommes formés pour ça aussi.

Le rire et les larmes se mélangent un instant, puis elle s’abandonne longuement au plaisir amer des sanglots.

Après un long moment passé blottie contre le torse impassible de Müller, elle s’excuse pour remettre un peu d’ordre à son aspect chaviré. Pour la deuxième fois de l’après-midi, l’eau fraîche sur son visage lui fait reprendre ses esprits.

- Je refais du café ? crie-t-elle.

- Non merci, je vais devoir…

- Connaissez-vous le Brésil, capitaine Müller ? dit-elle joyeusement en revenant dans le salon.

- Euh… je n’y suis jamais…

- Voilà : il y a une quinzaine d’années, on m’a convaincue de payer les études d’une petite Brésilienne du Nordeste. Le prélèvement trimestriel était si faible que je l’aurais oublié si la petite fille ne m’avait pas écrit régulièrement – en portugais !-. Elle est maintenant institutrice dans un village de la forêt. Elle m’écrit en anglais et m’invite à venir la voir.

- C’est très bien.

- Voudriez-vous m’accompagner ? Je me demande si ce n’est pas la seule vraie bonne action que j’aie faite et je me dis que cette visite serait peut-être le moyen de recommencer ma vie sous de meilleurs auspices.

- Mais c’est que…

- Pas de problème ! Je dois encore avoir l’influence nécessaire pour vous obtenir un congé.


De nombreuses années ne furent pas nécessaires pour que le jeune Thomas tirât un trait sur les errances de ses années d’étude. Il revint au bercail, reprit sa thèse en parallèle avec un poste de chargé de cours à l’université. Il ne pensait presque plus à la Fondation et, s’il le faisait, c’était pour regretter le Fautrier de sa chambre ou quelques autres arrangements qu’il s’efforçait dorénavant d’oublier. Le seul titillement sur son chemin restait Anne-Marie. Il ne s’avouait toujours pas de sentiments amoureux, mais rêvait encore d’elle. Un jour, il tomba sur son nom dans le compte-rendu d’une exposition. Sans réfléchir, il l’appela, comme il l’avait fait après sa visite à Villeneuve-Saint-Denis.

Le premier étonnement passé, tout fut comme avant et les deux amis décidèrent de passer un week-end ensemble.

- Quelque part à mi-chemin, dit-elle.

- A la campagne ?

- Vézelay ?

- Bonne idée. Je n’y suis plus retourné depuis que j’étais enfant. J’espère que tu as eu le temps de lire ma thèse. Elle est presque finie. J’ai besoin de ton avis.

Anne-Marie avait appris la mort de Johann Takahashi – Rafaël -dans les journaux bâlois. A sa grande surprise, ils laissaient entendre en prime que Bruno Van der Bilt aurait été lié aux acteurs de ce drame. Un peu plus tard, sa mère était morte dans des souffrances d’un autre âge. Bien loin d’éteindre ses interrogations spirituelles, ces événements les avaient ravivées. Elle ne s’en cachait plus et n’avait cure des railleries de ses collègues qui lui semblaient même un signe sur la voie du salut. Dans leurs jugements simplistes ils n’étaient pas aussi sévères pour les criminels ni pour ceux qui détruisaient la planète à leur profit. Avec son nihilisme bienveillant, Thomas était plus proche d’elle que ses collègues attachés à leurs veaux d’or. Et puis, il était le seul homme à l’avoir tenue dans ses bras.


A Vézelay, le ciel est incertain. Anne-Marie et Thomas décident de profiter d’une embellie pour faire le tour du village avant d’entrer dans la basilique. Les nuages qui menacent la plaine la sculptent aussi de mille feux et les deux promeneurs restent un instant recueillis devant ce spectacle.

- On dirait un plafond, dit Thomas.

- Suspendu sur les colonnes du soleil… Alors ? Qu’est-il arrivé ?

- Quand ?

- Ne fais pas l’innocent !

- Ah !

- Oui ! Rafaël a disparu tout de suite après ton enlèvement et je suis retournée à Bâle. Ma mère allait déjà très mal. Je lisais les journaux. Personne ne parlait de nous. Alors, j’ai appelé chez toi. Ta mère m’a dit que tu étais à la Fondation, qu’elle-même n’arrivait pas à te joindre mais que « tout allait bien »… et puis, ma mère est morte et…

- Oui, j’aurais dû…

- Non, c’est mieux comme ça. Les choses se sont éclaircies. Alors ?

- Il ne s’est rien passé d’extraordinaire. Je me suis réveillé dans une cabane au fond des bois et un homme masqué m’a interrogé.

- Sur la Nouvelle Jérusalem ?

- Oui. Il m’a un peu bousculé, mais il a vite découvert que je n’en savais pas beaucoup plus que lui. On avait l’impression d’un second couteau qui ne comprenait pas très bien pourquoi il était là. Il semblait déçu par mes réponses. Après deux jours de conversations stériles, j’ai compris qu’il avait à faire ailleurs. Un matin, je me suis retrouvé seul.

- Et c’est tout ? Mais qui était ce type ? Pourquoi est-il venu tout casser à la Nouvelle Jérusalem ? Tu le connaissais ?

- Qu’est-ce que j’en sais ! En tout cas, il m’a sauvé des griffes de tes amis. J’avais même une côte cassée ! Je suis retourné à la Fondation – je n’avais pas le choix.D’après ce que j’ai compris, il y avait à cette époque quatre clans pour se partager le pactole de l’élixir de jouvence. Trois de trop. A chaque question « qui ? », il y avait au moins trois réponses, quatre si le questionneur était externe au cercle. C’est pour ça que je n’ai jamais pu comprendre la mort de Van der Bilt.

- Qu’avait-il à voir là-dedans ?

Thomas comprend qu’il en sait plus qu’Anne-Marie. Il lui explique ce qu’il pense être la vérité. Mais il est déjà loin de tout ça. Il n’a même pas lu tous les articles de journaux consacrés à la mort de Hermann et des autres. Il ne cherche pas à savoir ce qui se passe à la Fondation, qui la dirige, ni même si elle existe toujours. Le retour en arrière est-il nécessaire à cette belle journée ? Les deux amis s’asseyent sur un muret qui domine la plaine. De gros nuages noirs s’éparpillent dans le ciel bleu. Thomas voudrait vite tourner la page. Il tente d’être synthétique, clair, et raconte à son amie tout ce qu’il sait de la Fondation, des pilules et du vol d’œuvres d’art.

Il est difficile de ne pas s’arrêter parfois de parler lorsqu’on est perché sur une éminence comme celle de Vézelay. Les deux jeunes gens se replongent un moment dans le paysage. Puis, comme pour se défendre de son émotion, Thomas lâche :

- On ne philosophe pas impunément dans un pays où les tigres et les éléphants sont chez eux.

Anne-Marie se raidit comme sous l’effet d’une douche froide.

- Quoi ? Qu’est-ce que… qui t’as dit ça ?

- Ça ? Rien, c’est une connerie. Du Goethe.

- Mais qui te l’a dite ?

- … ?

- Je suis sérieuse ! C’est une phrase d’Algirdas. Goethe a écrit : « On ne se promène pas impunément sous les palmiers et les convictions changent certainement dans un pays ou les tigres et les éléphants sont chez eux ».

- Qu’est-ce que tu vas chercher ? Je ne l’ai jamais rencontré ton Algirdas.

- Alors, où as-tu entendu cette phrase ?

- … Hermann ! C’est Hermann qui m’a dit ça lorsque je suis arrivé à la Fondation.

- Il connaissait donc Algirdas…

- …ou faisait la même erreur que lui.

- Mais non ! Hermann était Suisse ALLEMAND ! L’erreur dans la citation est typique d’Algirdas qui parlait français avec tout le monde tant son allemand était mauvais.

- Donc Hermann connaissait Algirdas. Bravo Madame le détective.

- Tu peux faire le malin, mais ce que tu viens de me raconter sur vos trafics d’œuvres d’art change tout. Algirdas était au courant ! J’en suis sûre. Voilà pourquoi ses relations s’étaient tendues avec Van der Bilt les derniers temps. A peu près au moment ou le Ad Marginem est revenu de sa restauration. Il avait compris. Mais tout était tellement bizarre : Van der Bilt transformé en zombie, Algirdas jurant que « ça ne se passerait pas comme ça »… Je me souviens du jour où ils sont allés déjeuner ensemble, ça n’arrivait plus très souvent. Je les revois, le visage fermé, les mains dans les poches en discutant du restaurant dans la cour du musée. On ne les a pas revus de la journée. C’est à partir de ce jour que tout s’est gâté. Je les croyais brouillés comme la plupart des spécialistes ou des universitaires – tu connais ça ? – mais non ! Il avait compris et vous l’avez tué !

- Relax Sherlock ! Tu nous démontres qu’il y a un lien entre Hermann et Algirdas. Bien. Mais un lien ce n’est pas un contact. Ensuite, tu induis de comportements atypiques un éventuel mobile. Je redis « Bien !». Mais pour un meurtre, il faut que les gens se rencontrent.

- J’ai la date. Saint Nicolas 2000.

- Six mois avant que je n’arrive à la Fondation. Et, comble de malchance, Hermann ne m’a pas légué ses agendas. D’ailleurs, je ne pense pas qu’il en avait et je ne pense pas non plus qu’il se soit sali les mains lui-même.

- Tu te souviens de Louise ? Où nous a-t-elle dit l’avoir vu ?

- Au concert de…

C’est au tour de Thomas de prendre une douche froide. Des souvenirs remontent en lui comme des bulles dans une boisson gazeuse. « Je ne vais pas souvent à Paris. La dernière fois, c’était pour le concert de Johnny à l’Olympia. Un monument. On aurait pu s’y croiser, non ? » Les paroles de Hermann résonnent sinistrement. Ce n’était pas du bavardage. Hermann voulait s’assurer que Thomas ne connaissait pas Algirdas et qu’il ne les avait pas vus ensemble. Algirdas était donc un Thomas qui n’aurait pas filé doux. « Parfois des inclinations à l’honnêteté mal comprise »... Thomas découvre que ses égarements à la Fondation valent ceux d’Anne-Marie à la Nouvelle Jérusalem et que sa première convocation chez Hermann ne devait rien à ses talents d’expert.

- … Johnny à l’Olympia. Un monument. Je crois que Hermann y était. En tous cas c’est ce qu’il m’a dit.

- Non ?

L’exercice de logique formelle change de registre et met en relief un pan de réalité. Il y a donc bien moyen d’aligner des points pour recréer des figures plausibles. Le point final est une forêt de la Haute-Saône, quelques kilomètres avant la bifurcation des itinéraires Paris-Bâle et Paris-Fondation. Désolé jeune homme, votre bourse vous est retirée. Bang ! Cette lecture donne des accents sinistres à la première journée de Thomas chez Hermann. C’était bien un examen, mais pas celui qu’il soupçonnait.

- Nous avons, reprend Thomas, un lien entre le meurtrier et sa victime – la citation -, un mobile – le risque de publicité - et une coïncidence géographique. Cela suffit-il à faire condamner ? Même de manière posthume ? La logique est un garde-fou, mais elle ne peut être un chaudron d’où sortirait le monde. Aucune formule ne peut produire le réel. S’il existe.

- Qu’est-ce que tu racontes ?

- On pourrait faire la même démonstration avec Van der Bilt.

- On ne risque pas beaucoup qu’ils se défendent ou qu’ils accusent, ils sont tous morts. L’ordalie ne marche pas sur les cadavres. Et, comme tu dis toujours, le monde nous fuit.

- C’est bien, tu écoutes.

Sans qu’ils n’y prennent garde, le ciel annonce une giboulée. Ils se rapprochent, comme si leur complicité pouvait les protéger de l’inéluctable. Encore une fois, c’est Thomas qui rompt le silence.

- Et le boulot ?

- Je n’ai pas changée : offrir à tous les trésors de tous.

- C’est un bel idéal. Mais je ne suis pas sûr que les gens se précipitent au musée pour de bonnes raisons !

- Je te vois venir. On commence par se sentir coupable du plaisir qu’on a de donner une pièce au mendiant et on finit par le laisser crever de faim en toute bonne conscience. Alors mon Ad Marginem est un faux ? Tu penses donc qu’on nous a menti sur tout ?

- Trompés.

- Mais nous avons reçu plus que nous avons donné ! Rafaël ou Hermann n’avaient pas besoin de nous.

- Bien sûr que si ! Les rois sans cour ne sont pas des rois.

- Tu tires un trait ?

- Bien sûr que oui !

- Je me suis mal exprimée. Les excès, les erreurs, les crimes… je comprends… mais la question dont nous cherchions là-bas la réponse ?

- Quelle question ?

- Le vide en nous, l’appel vers quelque chose qui nous dépasse. Même si ce n’est pas pour les bonnes raisons qu’on visite le temple ou le musée, tu sens bien que tout le monde cherche.

- Je donne à la transcendance un sens assez proche de celui que lui donnait Rafaël et si tu…

- Ne plaisante pas toujours avec tout. Il n’y avait pas que des imbéciles à la Nouvelle Jérusalem. Il y avait même un public très supérieur à la moyenne.

- Comme au parti nazi ! Eux aussi écoutaient du Mozart.

- Tu n’es pas gentil ! Tu me reproches toujours ma réserve et regarde ce que tu fais de mes confidences.

- Tu as raison. Mais je ne comprends pas ce que…

- Il ne s’agit pas de comprendre ! Quand notre chœur chante – je t’ai dit que je chantais ? – je sens la même force qu’après une méditation à la Nouvelle Jérusalem. Et ne me parle pas d’onde machin ou bidule ! C’est comme une lumière qui nous fait sentir que nous ne sommes pas seuls, que ça va quelque part.

Le ciel met ses menaces à exécution. En quelques instants, les nuages font oublier le soleil et les ténèbres enveloppent le paysage d’une morne tristesse. Un début de pluie chasse les deux amoureux de leur belvédère. Ils reviennent vers la basilique en longeant le petit cimetière de Vézelay, main dans la main, heureux d’être là, portés par leur histoire commune. Sur le parvis, Thomas sent Anne-Marie se blottir un peu plus contre lui.

- Oui ?

- C’est beau… Non ! Ce n’est pas ce que je voulais dire. Penses-tu vraiment que tout cela n’ait aucun sens ? Pas le catéchisme, les bondieuseries, mais ces millions d’hommes, ce travail, ces pierres et cette souffrance ? Je pensais à cela toute la journée quand maman est morte. Est-il possible que tout cela n’ait aucun sens ?

- Je finirais bien ma thèse là-dessus : Vézelay et la quête du sens. Sauver l’Occident du nihilisme…

- Tu ne réponds jamais ?

- Viens. Il pleut.

Déjà fini !.... encore faim ?