Le
souffle d’une invisible chaufferie anime les derniers voiles sur le
corps des adeptes. Des coussins entre les pieds, ils tremblent au
rythme lancinant de la musique dont ils marmonnent les temps.
Avec pour tout costume un collier de plumes exotiques, quatre ou cinq jeunes filles continuent d’apporter de grands plateaux de cuivre chargés d’une boisson douce et âcre dont l’assemblée fait une abondante consommation. Lorsque certains s’esquivent d’un pas mal assuré vers les toilettes, Rafaël, le Maître, allongé sur une estrade, entouré d’enfants nus, leur crie joyeusement :
- Allez ! Allez mes amis ! Soulagez-vous de tous les poisons qui sont en vous. Tout à l’heure vous entrerez purs et libres dans le Royaume. Abandonnez à vos mères terrestres les impuretés d’un monde corrompu ! Soulagez-vous ! Libérez-vous ! Regardez ces enfants nés de le Nouvelle Jérusalem : ils vous attendent avec impatience. Ils vous attendent pour sauver avec vous l’humanité de sa pourriture. La Nouvelle Jérusalem a besoin de vous pour reconstruire le temple. Car les temps sont proches. Rafaël vous l’annonce : les temps sont proches où vont revenir ceux qu’on a sacrifiés. Ceux qui sont morts sous le règne dérisoire du bien et du mal. L’unité des grands prêtres revient. Les temps sont proches où Lucifer retrouvera sa place auprès du Seigneur. Tout ce que vous n’avez pu comprendre dans vos livres, tout cela vous apparaîtra clair comme le soleil levant. Les brumes de vos esprits imparfaits vont être dissipées, balayées par le vent de la sagesse éternelle qui caresse les faibles et brise les orgueilleux. Laissez-vous aller ! Purifiez-vous pour entrer dans le palais !
Sur les tapis, quatre brûle-parfums de bronze produisent de lourds effluves orangés. Les paroles du Maître s’insinuent dans le rythme de la musique. Il parle longtemps. Les grognements de la salle deviennent les ponctuations affirmatives de ses phrases. Il répète souvent la même chose. La plupart des adeptes se tiennent la main, deux par deux. Ils ne quittent le Maître des yeux que pour échanger avec leurs partenaires des regards brûlants de promesses. Voilà trois jours qu’ils jeûnent et n’ingèrent que de mystérieuses graines purifiantes.
Certains attendent cette cérémonie depuis des mois. Il leur a fallu savoir par cœur les textes de Rafaël et répandre ses paroles dans les rues. Surtout, ils ont dû trouver un partenaire qui les accompagne pour la Propitiation. Les témoignages et la raison ne sont que des illusions dit le Maître. La charité est la seule trace que nous puissions trouver en nous de Dieu. C’est la plus précieuse aussi. Ceux qui ne l’excitent pas ne sont pas dignes d’entrer dans le Temple et d’accéder aux vérités ultimes.
Le Maître parle toujours. Avec les miroirs disposés tout autour de la salle, il est difficile de savoir sur qui se pose son regard. Au milieu des adeptes un jeune homme remonte de plus en plus nerveusement la mèche blonde que toute la sueur de son corps n’arrive pas à fixer. Sa tête tourne un peu. Deux fois déjà des vomissements douloureux ont restauré son allant. Il résiste. Sa compagne le regarde avec la fierté d’une mère et l’ardeur d’une amante. Ne pas céder. Il sent en lui comme un vent brûlant qui met à bas toutes ses certitudes. Il craint de succomber. D’avoir fait tout ça pour rien. La gaze diaphane du costume de sa voisine révèle une poitrine idéale. Ils sont débarrassés des illusions mesquines - ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire. Le Maître fait sentir la vie. Une vie plus riche, plus pleine, où l’ange rejoint la bête et l’accueille à l’ombre du temple.
Thomas, puisque c’est lui, fait l’effort de se rappeler toute l’histoire. Pourquoi il est là. Pourquoi il faut tenir. Comment tout est arrivé. Il se sent dégouliner. Des trombes de sueurs inexpliquées. Des flots inutiles sinon pour témoigner de l’unisson qui s’installe. Comme le signe d’un travail commun. Ou comme le souvenir des tempêtes et des canicules. Le Maître dit que l’eau doit s’écouler pour que passe le vent de l’esprit. Thomas lutte pour s’abstraire de cette troupe qui travaille et bientôt pensera pour lui.
Comment en est-il arrivé là ? Il ne s’en sortait pas avec Van der Bilt, négligeait la Fondation tout en s’efforçant de donner le change, mais des faisceaux d’indices surgis de son enquête le propulsaient vers d’autres sphères. La jeunesse de Hermann, son groupe d’amis, leurs découvertes oubliées du public, la disparition de deux des quatre chercheurs, tout ce que lui disaient les personnes liées à cette histoire, tout cela le fit s’interroger sur le guru d’Anne-Marie. Il y pensa d’abord comme à une coïncidence liée à l’air du temps, puis il finit par se dire que Suzanne et Hermann pouvaient bien vivre à côté de leur ancien ami sans le voir, aveuglés par leurs obsessions, comme une obsession semblable l’empêchait peut-être lui, Thomas, de progresser vers le meurtrier de Van der Bilt.
Thomas était pressé, il voulait tirer l’affaire au clair et savoir où il avait mis les pieds. Il lui était difficile de retourner à Bâle, mais il savait que les intérêts professionnels d’Anne-Marie l’amèneraient fatalement à Paris. Il l’appela pour lui poser des questions sur les collections du musée, lui parla des futures expositions, de la pluie et du beau temps. La jeune femme était toujours aussi mystérieuse. Plus familière, presque à portée de main, mais toujours aussi mystérieuse. Etait-ce la langue, le fait qu’elle soit suisse, son attirance pour les choses de l’âme ? Ou simplement l’infranchissable barrière qui nous sépare de nos semblables ? Il savait pourtant qu’ils allaient se revoir. Maintenant qu’ils étaient là, main dans la main, il se demandait même s’il ne l’avait pas toujours su. Mais non, ce qui arrivait, c’était le résultat de ses efforts, de son travail. Le reste, c’étaient des histoires. Il ne fallait pas se laisser embobiner. La photo dans la montagne. Rafaël – Johann Takahashi, c’est possible. Les Japonais se ressemblent tous, mais ils ne doivent pas être si nombreux à coller au profil. Pourquoi douter de l’évidence ?
Il la sent près de lui. Attentive. Moite. Il résiste à la reconnaissance qu’il sent pour le Maître. L’aurait-il rappelé sans la Nouvelle Jérusalem ? Etait-il obligé d’en passer par là ? L’aurait-elle rappelé sans la Nouvelle Jérusalem ? Les jeunes filles continuent de passer avec des boissons. Le goût change. Plus personne ne vomit. La transe s’épaissit.
Il avait tenté de lire les ouvrages des derniers convertis à la mode. Puis il s’était lancé dans Port Royal. Il visitait les lieux propices au mouvement des âmes. Mais si trois générations d’agnostiques peuvent parfois déboucher sur un désir de spiritualité, il n’avait lui que l’impression de parcourir une brocante. Jamais il n’avait pu mettre un vêtement d’occasion ni manger dans de la vaisselle qu’il n’avait pas achetée neuve l’écœurait. Au restaurant et même chez des amis, il devait se raisonner de ses fureurs autoclaves. Dans cet engouement pour les vieilleries, la seconde main, il sentait le goût des souillures anonymes, la familiarité répugnante avec la maladie, la négligence ou la mort.
Rétrospectivement tous ces efforts pouvaient sembler ridicules. Quand Anne-Marie vint à Paris, il était toujours aussi démuni spirituellement et pariait sur le prosélytisme de son amie pour approcher les secrets de la Nouvelle Jérusalem. Il sentit bien qu’il trichait. Pour la première fois peut-être. Consciemment. Il tenta de se mettre dans la peau de l’adepte potentiel. Sans succès. Et même s’il répugnait – par incapacité – à faire les premiers pas, il savait que la réponse qu’il ferait au prosélytisme attendu d’Anne-Marie serait un mensonge. Cela le navrait d’autant plus qu’il était de moins en moins insensible aux charmes de la Suissesse.
Tout d’un coup, les lieux visités, le corsage d’Anne-Marie, la terrasse des cafés, tout, tout lui devint dénué d’intérêt comme affadi par la proximité du mensonge. Il est si difficile de joindre l’utile à l’agréable ! Il avait l’estomac barbouillé de découvrir qu’on ne copie pas que les chefs-d’œuvre. Tout est dit - La peinture est morte – mais nos vies aussi ne sont que des répliques plus ou moins réussies d’aventures de pacotille répétées jusqu’à la nausée sur les réseaux de la planète. La brocante prend le pouvoir et la nécrophagie va de pair avec la haine de soi.
Malgré cette lassitude, il entraîna son amie dans l’exposition du moment à Beaubourg. De bonne composition tous les deux, ils s’efforcèrent de ne pas porter un regard trop professionnel ou trop sincère sur les piètres redites qui s’étalaient dans les salles. Ils parcoururent au galop les collections permanentes et firent un arrêt devant la Fontaine de Duchamp.
2,6 millions d’euros ! C’est ce qu’a dit le tribunal. Heureusement qu’on ne connaît pas ce chiffre dans les usines d’urinoirs !
La conquête du statut d’artiste était peut-être à ce prix ?
Peut-être, répondit Thomas. Mais à ce prix, il n’y a plus que le tribunal ou l’ingénieur qui parlent. L’artiste se tait et fait ricaner par un tour de passe-passe.
Lassés par ce qu’ils considéraient tous deux comme des heures supplémentaires, ils sortirent profiter d’une belle fin d’après-midi.
La Seine leur tendait les bras. Sur la bouée de pavés qui flanque l’île Saint-Louis, ils ne croisèrent que des photographes et des couples enlacés. Ils remontèrent alors dans le gros des touristes pour applaudir les saltimbanques du pont qui relie les deux îles. Ensuite, la promenade les mena tout naturellement au chevet de Notre Dame et ils s’assirent sur deux places libérées par une grand-mère colombophile.
- C’est dommage, dit Thomas, que la Seine soit aussi encaissée. Il n’y a rien de plus beau qu’une flèche de cathédrale qui se reflète dans un fleuve.
- Tu te trompes mon cher, dit Anne-Marie soudain complice, c’est la course du soleil et non celle de l’eau qui sculpte les cathédrales !
Ravi de son entrée en matière, Thomas s’apprêtait à profiter de cette ouverture pour parler de la Nouvelle Jérusalem lorsqu’une passante, après quelques mimiques, déclencha cette triple exclamation : « Ah ! Vous vous connaissez ? ». C’était Louise, brune et infortunée maîtresse du professeur Merisi, refroidi dans les eaux d’Amsterdam. Son arrivée renvoyait Anne-Marie aux drames bâlois et Thomas à sa duplicité. Il n’avait bien sûr jamais appelé Louise après que Hermann lui eut appris la mort du professeur Merisi.
L’ouverture se refermait. Le monde se compliquait. Thomas se taisait. Il apprit ainsi que Merisi connaissait Van der Bilt et que les deux conservateurs et leurs trois assistants avaient même eu des projets communs salués par un déjeuner au Schloss Bottmingen avant d’être anéantis par la mort.
- Je n’arrive toujours pas à y croire, dit Louise. C’est comme si c’était hier. Tout cela me semble tellement incroyable. Quand je pense que j’ai même revu Algirdas à Paris, au concert de Johnny Hallyday, ça fait vraiment trop de hasards. Tout se touche. Toutes ces coïncidences sont incroyables.
Vraisemblablement, la vierge folle était aussi naïve que la vierge sage quant aux trafics de leurs patrons respectifs. Thomas se fit aussi discret que possible et suggéra qu’il fallait visiter Notre Dame en profitant des derniers rayons du soleil « qui sculpte les cathédrales ». Mais tout le monde vit bien qu’il était déjà couché. Louise regarda le bout de ses souliers et Anne-Marie prétendit qu’elle avait soif.
Thomas laissa repartir son amie sans même évoquer la Nouvelle Jérusalem. Trois semaines plus tard – ou deux mois, il ne sait plus - il s’était presque résigné lorsqu’elle l’appela pour lui proposer une journée d’information, près de Dijon.
Conscient de toucher à l’intimité d’Anne-Marie, il voulut se mettre au niveau de confiance auquel l’invitait le voyage à Dijon. Tenter d’atténuer le mensonge à l’origine de leur aventure. Incapable d’écrire une lettre d’amour, il ne put imaginer rien de plus engageant que les premières pages de sa thèse. Anne-Marie n’en lut que quelques lignes et nous en dispensons donc le lecteur.
Après Dijon, tout se précipita. Les premières réunions, serré contre Anne-Marie, lui semblent si lointaines maintenant que le Maître est là, sur son divan, entouré des enfants, comme si tout allait de soi.
Dès les premiers instants passés avec le Maître, Thomas avait ressenti l’excitation malsaine typique des sectes. Etait-ce parce qu’il avait triché ? Existe-t-il des excitations saines ? Il sut en tous cas que l’expérience allait mal finir. La secte est à la religion ce que la pornographie est au sexe. A ses craintes et ses envies se mêlait la promesse explicite de disposer un jour du corps d’Anne-Marie et la peur d’arriver à des extrémités dont les tromperies du début n’étaient que le modeste apéritif. Comme Suzanne et comme Hermann, le Maître demandait à ses disciples de renoncer aux règles communes pour avoir une chance de pénétrer dans le saint du saint. Comme dans les films, on demandait au nouveau mafieux d’accomplir quelques faits explicites, un vol, une profanation, pire parfois.
Après quelques semaines, Thomas eut la chance d’être reçu par le Maître dans son château du Tyrol. Il le fit asseoir près de lui.
- Souviens-toi de saint Pierre, dit-il sans autre forme de politesse.
- Le premier pape ?
- Oui, souviens-toi de l’épreuve qui le fait entrer dans sa fonction.
- …
- « Avant que le coq n’ait chanté trois fois… »
- Je ne comprends pas. Ce n’est pas une épreuve, c’est une trahison, la preuve d’une faiblesse.
- Tu dis juste : tu ne comprends pas ! C’est le passage vers le monde d’en bas. Jésus annonce à Pierre sa dignité terrestre en même temps qu’il lui prédit la trahison du monde vers lequel lui, Jésus, se dirige. C’est pour cela que Pierre sera crucifié la tête en bas. Il ne s’agit pas d’humilité ! Pierre construit l’Eglise, un édifice terrestre, le renversement de la Jérusalem céleste. Pour entrer dans cette Nouvelle Jérusalem, tu devras faire le mouvement inverse de celui de Pierre. Il te faut trahir ce monde pour retourner au royaume auquel tu appartiens.
Tout en méprisant le monde, Thomas espérait s’y faire une place confortable, et le discours du Maître le terrorisa. Il doit se souvenir de ça aussi. La peur qu’il avait accueillie comme un nouveau jouet ; la puissance et l’attraction de l’extravagance. Les périls aussi. Il savait que le vol d’œuvres d’art qu’il avait dirigé dans une église n’était qu’un apéritif, une bagatelle.
Rafaël était de taille moyenne. Vigoureux mais avec quelque embonpoint. Ce qui frappait surtout, c’était son regard glacial ou caressant selon les instants. Depuis le début de la cérémonie, il ne fait que caresser. Bien sûr, il élève la voix, mais son œil caresse. Comme pour tempérer cet excès inhabituel de bonté, un coutelas japonais scintille sur une table basse près de sa couche. Parfois un des enfants s’en empare pour faire des gestes sinistres avec un rire qui n’appartient plus à l’enfance. Les aînés ont alors des raclements de gorges qui glacent la sueur sur le dos de Thomas.
Le Maître ne parle jamais de châtiments, mais il parle souvent de sang, de mort et de sacrifice. Tout se mélange dans l’esprit de Thomas. Il lui semble que sa mémoire et sa logique sont prises à défaut. Le Maître connaissait Van der Bilt. Bâle est une petite ville.
- Tu connaissais Bruno Van der Bilt ? lui avait-il demandé.
- Je l’ai rencontré, juste avant sa mort.
- Anne-Marie m’a tout raconté. Quelle mort mystérieuse…
- Je pense qu’on l’a tué.
- S’il avait vécu, Bruno serait peut-être aujourd’hui des nôtres. Pourquoi là ? Pourquoi comme cela ? Le carnaval… Il y a tant de manière de tuer. Cette mise en scène, ce rite, s’adresse à quelqu’un, vise quelque chose. Bruno était un homme d’esprit.
Thomas se souvient-il bien des paroles du Maître ? En a-t-il compris le sens lorsqu’il les entendit ? Cette hésitation participe de la difficulté qu’il sent à reprendre le contrôle.
Comment le Maître est-il passé de Van der Bilt à la chute des anges ? Lucifer ? Prométhée ? « Tout ça, c’est la même chose, on précipite dans les flammes ou dans les glaces un être trop généreux pour le monde. Nous aussi, nous refaisons cela. Sacrifier le meilleur, le sanctifier, le projeter dans le sacré pour sauver le monde et lui rendre son unité par cette valeur exclue du jeu quotidien. La mort de l’innocent purifie la vie de ceux qui s’abreuvent de son sang. »
Ces explications précédèrent de quelques jours le vol dans l’église. Au fond, tous les groupes fonctionnent de la même manière. Il faut en croquer. On érige en toute bonne foi la loi du groupe en principe légitime et les bénéfices indus qu’on en tire ne sont que les conséquences secondaires d’un travail pour l’intérêt général. Le Maître avait choisi le musée de l’œuvre d’une église belge. Un commando de quatre adeptes devait faire main basse sur tous les reliquaires. La cible pouvait laisser perplexe. Pourquoi des reliquaires ? Cela ne ressemblait pas à la Nouvelle Jérusalem dont les membres pratiquent presque tous le parapente autour du château. Le Maître excelle même dans ce sport et c’est souvent lui qui donne les premières leçons aux nouveaux arrivants. Thomas s’est d’ailleurs interrogé sur la sincérité de certains adeptes plus assidus durant la belle saison. Par ailleurs, revendre des châsses ou des reliquaires à des collectionneurs fortunés ne contribue-t-il pas à briser l’ordre symbolique sous lequel nous étouffons depuis si longtemps ? Thomas quitta ces questions sans réponses pour se consacrer à l’organisation du vol.
Le commando prit place dans deux voitures maquillées de fausses plaques belges. Le plan consistait à se confondre aux derniers fêtards de la nuit pour venir se garer dans une des petites rues derrière l’église. Pour donner le change, un couple dans chaque voiture. Thomas, bien sûr, avec Anne-Marie. C’était la première fois qu’ils étaient seuls depuis la visite à Paris. Ils parlèrent peinture. Comme si de rien n’était. Et lorsqu’un passant s’égarait dans la ruelle, ils s’embrassaient sans hésiter, comme des enfants facétieux.
Anne-Marie n’avait plus peur. Elle sentait la main de Thomas dans la sienne. Il ne lui faisait plus peur. L’union qu’offrait le Maître n’était pas un départ, ce n’était pas un déchirement. C’était la réunion de tout ce qu’elle essayait de réunir depuis toujours. Aujourd’hui, elle ne s’effrayait plus d’elle-même ni de ses envies. Elle savait que seules les illusions s’opposent aux choses et aux gens. Tout allait s’arranger. Elle n’attendait plus que la guérison de sa maman pour l’amener au Maître.
A l’heure dite, les deux couples sortirent des deux voitures. Le système d’alarme neutralisé, il ne restait plus qu’une vitre à briser pour se hisser dans le musée. Les cinq salles de l’exposition ressemblaient à un presbytère. Sur un vieux plancher défoncé, de vrais trésors voisinaient avec un bric-à-brac consternant. De vieux meubles et des tentures défraîchies mettaient une touche finale propre à évacuer tout remord. Thomas commençait presque à trouver l’aventure trop facile. Comme dans une série télé, la lumière des lampes s’accrochait aux rutilances désuètes des ostensoirs. Il ne manquait plus que l’apparition convenue d’un vampire ou d’une fée ectoplasmique.
Sans attendre, les vitrines furent fracturées et les quatre reliquaires de la commande furent enfouis dans de grands sacs en toile. Sous les ors ciselés dormaient depuis des siècles les poussières des martyrs, concentré de souffrance d’un autre âge, nuoc-mâm de chrétien. Plus prêt à croire au mystère de la grande pyramide qu’à la malédiction des profanateurs de tabernacles, Thomas aurait quand même bien dégusté quelque ersatz de lueurs anciennes. Il ouvrit un sac pour tenter de toucher une relique, un bout d’os ou respirer un martyr pulvérulent. Mais les châsses résistèrent mieux que l’alarme du presbytère et le jeune homme pressé par ses complices dut se faire une raison. Il grommela quelque excuse de spécialiste et commença de passer les sacs au guetteur resté dans la rue.
On était dans les temps. Fidèle à l’horaire qu’il avait lui-même fixé. Pourtant, l’incursion victorieuse conservait un arrière-goût de trop peu. Quelque chose se dérobait encore. Thomas revint alors sur ses pas et, fracassant une nouvelle vitrine, il s’empara d’un ostensoir pour sa collection personnelle. Or et cristal sur nautile. Très chic, l’alliance irrésistible du kitsch et d’un goût infaillible pour les choses de l’âme. L’une des deux filles s’était faufilée jusqu’à la sacristie pour y dérober les hosties et Thomas se demandait déjà s’il pourrait en détourner une pour son nouveau jouet.
Sur la table, une petite fille renverse le ciboire en jouant avec le coutelas. Des hosties tombent par terre et le Maître les ramasse en riant. Ce manque de soin donne à Thomas la force de croire un instant qu’il assiste à du Guignol. Il sourirait presque. Mais le maître appelle une plantureuse jeune femme près de lui. On sent l’assemblée se tendre vers l’avenir mystérieux qu’incarne un instant cette idole de sueur et de volupté. Le silence se fait. On n’entend plus que la douce et lancinante complainte de la musique. La femme est nue. Du sang coule entre ses cuisses. D’abord, Thomas ne comprend pas. Elle s’allonge sur le dos pour offrir à tous la vue de son intimité. Souvenirs de boîtes où les filles sont mises aux enchères avant que le gagnant ne consomme son lot devant les autres. Mais non ! Ici, tout le monde gagne.
Le Maître prend le ciboire, saisit une hostie avec des gestes de prêtre et la souille entre les cuisses de la femme qui soupire bruyamment de cette caresse. « Blanchissez vos robes dans le sang de l’agneau ». L’hostie barbouillée s’élève au-dessus des têtes courbées. Agnus Dei qui tollis peccata mundi… Thomas regarde par en dessous. Les filles n’ont jamais voulu lui céder une hostie pour son ostensoir. Aucune considération pour son exploit. Un caprice d’amateur qui l’avait bien gêné dans la descente vers la rue. Cinq kilos et soixante-dix centimètres à bout de bras, il avait même failli se casser la gueule sous les fenêtres du musée. Mais la pièce le valait. Bien sûr, il avait été déçu par le refus des filles. Elles étaient prêtes à tout sauf à enfreindre une consigne du Maître. Il repense à toute cette histoire en regardant l’hostie tachée de sang. Soudain, son regard croise celui du Maître. Un regard fou, cruel mais plus chargé d’amour qu’aucun autre regard sur cette terre. Pourquoi s’en effrayer ? La rondelle expiatoire est autrement terrifiante. Un vrai petit drapeau japonais. Hatabi, le drapeau national, les ragnagnas dans le langage vulgaire. Tache rouge sur fond blanc. Quel est le sens de toute cette érudition ? L’iconographie médiévale au moins, il y a des livres, des discussions payées par le contribuable. Mais au fond, ça pèse quoi tout ça ? Anne-Marie a raison. La Nouvelle Jérusalem remet sur les rails, sur le droit chemin. En tous cas, elle montre au moins qu’on y est plus.
Le bois de l’estrade craque et le Maître crie : « Le sang sur la neige » en brandissant l’hostie. Autour de Thomas les adeptes se remettent à bouger. Il relève la tête. La petite fille qui jouait avec le ciboire communie. Une deuxième hostie frotte les chairs rougies de la femme allongée sur le dos. Puis une troisième et une quatrième. Bientôt, tous les enfants sont servis. Les adeptes se pressent autour de l’estrade. Les gestes du Maître sont de plus en plus rapides, mais de plus en plus appuyés. A chaque passage, la femme pousse de petits cris stridents dont on n’imaginait pas qu’ils pussent émaner d’un corps si volumineux.
Ils sont maintenant tous autour du Maître qui continue sa distribution. Thomas voit arriver son tour avec appréhension. Refuser ? Tous ces efforts pour s’arrêter là ? Merci, je ne communie pas ? Non ! Et l’araignée grillée en Thaïlande ? Et sûrement bien d’autres choses sans le savoir… Courage ! La raison peut maîtriser les phobies, désamorcer les dégoûts. « Le sang sur la neige. » Pourquoi cette odeur est-elle si écœurante ? Sûrement un interdit rituel… C’est difficile de se faire la conversation à soi-même. Il faut avaler sans penser, comme si nous ne faisions plus qu’un seul corps.
« Le sang sur la neige. » Se souvenir. Le Maître a déjà prononcé cette phrase. Se calmer. Déglutir. Anne-Marie serre toujours la main de Thomas avec conviction. Sur l’estrade, la femme crie de plus en plus. Ses cris se succèdent de plus en plus vite jusqu’à se muer en une longue plainte expirée du fond du corps. Le ciboire est vide. Comme l’ostensoir de Thomas. Maintenant la salle ressemble presque à ces clubs de rencontre, décors de séries B. Les derniers voiles sont tombés et les membres se dressent. Thomas se laisse aller à cette transcendance bon marché. Anne-Marie l’embrasse à pleine bouche et se frotte à lui comme pour une expérience de magnétisme animal.
Les Japonais aiment l’image du sang sur la neige. S’ouvrir le ventre – ou l’aorte pour les dames – sur un parterre de flocons immaculés, c’est le nec plus ultra. Participer d’une mort inutile à la beauté du monde, comme ces kakis abandonnés sur l’arbre en espérant que la neige viendra napper leurs flétrissures orangées, quelle connerie !
Quelle connerie ! Rafaël a bien raison ! Les arts ne sont que des cache-misère, des tromperies destinées à masquer la vacuité de l’homme. De là cette prétention des artistes à remplacer les prêtres. Autrefois, ils les servaient, ou plutôt ils servaient l’idéal commun. L’art ne dissimulait pas. Il tentait humblement de révéler les vérités supérieures, trop éclatantes pour être contemplées directement. Jamais l’art ne fut aussi grand. Comment peut-on consacrer sa vie à l’étude des œuvres de l’homme ? Les œuvres ne sont grandes que par ce qu’elles reflètent. Quand le miroir se ternit, il n’est bon qu’à finir à la poubelle. Comme un ostensoir vide, même en vieil argent.
Mais le sang sur la neige ? Traces éphémères de nos vanités ? Non ! Non, le Maître n’est pas un moraliste de plus. Anne-Marie s’active. Foutre sur la neige. Moins beau ? Plus conceptuel ! Un Rothko, la direction en plus… Voilà la vie. Ça grandit. Ça pousse. Ça va quelque part. Le Maître indique la direction. Là. Pas loin. De l’autre côté des choses. Pourquoi n’est-ce jamais dit ? Pourquoi n’est-ce pas simple ? Le couteau circule entre les couples enlacés. Pourquoi cela finit-il toujours de la même manière ? Le Guyana, l’Ordre du Temple Solaire ? Pour le Maître, le sang sur la neige c’est le début, l’aube d’une conscience reconstituée.
Il en a souvent parlé. Il faut couper les liens artificiels qui nous unissent pour renouer le lien fondamental. Celui qui nous unit tous. Celui de la religion. Relier ? Je suis venu pour porter le glaive entre le frère et le frère. En coupant la corde qui soutient le pantin, on le voit s’effondrer, abandonné sur la pente, comme sur une tour de Babel inachevée. Le sang qui jaillit sur la neige est l’offrande aux dieux offensés. C’est lui qui révèle le vrai lien.
Thomas comprend que cette histoire tourne autour d’une cordée d’alpinistes impies partis gravir ce qui ne devrait pas être gravi. La punition de cet affront, c’est la mort de Charles LaRue perdu trente ans plus tôt dans la Patagonie argentine. Petit à petit, il voyait la scène se rejouer devant lui. La corde cisaillée, le compagnon sacrifié, le sang qui coule sur la pente enneigée. S’agissait-il d’un meurtre ou d’une relecture symbolique de l’accident ? Le Maître parlait à mots couverts du moderne Prométhée, mort d’orgueil et d’ambition, mais dont la mort indique le chemin de l’unité perdue. Figure inverse du serpent, ce Lucifer alpin faisait à rebours le chemin de la chute et préparait pour les adeptes les fondations de la Nouvelle Jérusalem.
Le couteau circulait toujours et suscitait une agitation croissante. Résister au délire, à l’enthousiasme frénétique de l’entourage. Réfléchir aux paroles du Maître, même celles qui semblent insensées, incompréhensible. Tout le monde tue, mais seul le prêtre donne un sens à ce geste.
Au fond Thomas savait bien que Rafaël était Johann Takahashi et que le martyr légendaire de la Nouvelle Jérusalem n’était autre que Charles LaRue perdu dans la montagne en Patagonie. Mais tout cela ne s’organisait pas bien dans sa tête. Ses découvertes restaient dénuées de sens et son esprit restait captif de Rafaël et de ses paradoxes. Au moment de saisir le poignard, il devrait accomplir l’effort de raison qui le libérerait.
L’agitation frénétique qui s’était emparée de la salle ne facilitait pas la réflexion. Anne-Marie se conduisait de façon de plus en plus désordonnée. Par une particularité de son idiosyncrasie, cela permit plutôt à Thomas de retrouver un certain calme. Comment refuser le poignard ?
C’est le Maître qui tend le poignard à Thomas. En désignant les enfants, il dit : « Choisis celui qui te libérera ». Maintenant, Thomas connaît la fin de l’histoire. Dans les gémissements de la salle, il s’approche pour accomplir le geste libérateur. Le regard de Rafaël l’attire dans un monde qu’il ignore mais qui le captive comme le spectacle de ce qui reste toujours caché.
Au moment de frapper, il s’avance encore vers le Maître et crie : Johann Takahashi souviens-toi de Charles LaRue ! Aussitôt, dix mains le plaquent au sol et le silence s’abat sur la salle. Les coups pleuvent. Thomas s’attend à mourir.
Très loin, il entend des cris, puis des coups de feu. Des bruits de pas précipités résonnent en haut des marches de pierres qui dominent la salle.
Les marches sont glissantes. En dessous, ça s’enfuit comme un vol d’étourneaux. Le dégoût à fleur de canon, Arnoldo se retient pour ne pas tirer dans le tas. Ce n’est pas la mission. Tout ça l’exaspère. Les règlements de comptes mystérieux de son père, le temps perdu, les risques inutiles… Trois jours qu’il les surveille avec des jumelles. Pendant la planque, il a même reconnu le blondinet qui l’avait suivi sur la place de la cathédrale, à Bâle. Ce n’est pas la mission non plus, mais il le cherche. Pour en avoir le cœur net.
C’est difficile de repérer quelqu’un dans cette semi-pénombre. Les partouzeurs se ressemblent tous. Ce qu’ils cachent d’habitude et montrent ici, c’est justement ce qui les fait ressembler au voisin. Mais un blond avec une mèche qui lui balaie l’œil, il ne doit pas y en avoir tant que ça… Lorsqu’ils comprennent que les issues sont bouclées, les cibles s’asseyent le long des murs en gémissant. Arnoldo commence à transpirer sous son passe-montagne et garde de plus en plus difficilement son calme. On étouffe et ça empeste. Putain de dégénérés ! Il inspecte la salle en se prenant les pieds dans les coussins qui traînent partout et relève parfois une tête du bout de son canon. Il se tait, car il sait que son accent le trahirait. Heureusement son Uzi parle pour lui. C’est un espéranto que tout le monde comprend.
Arnoldo finit par trouver Thomas évanoui dans un coin, le visage en sang. Décidément, s’il ne meurt pas, ce connard aura des choses à raconter. Un geste bref et deux hommes l’emportent dehors. C’est le moment de partir. On ne sait jamais ce que ces cinglés peuvent mijoter. Arnoldo quitte la salle à reculons, écœuré par ce qu’il a vu, mais s’interrogeant sur le sens de cet avertissement voulu par son père. Quel est le sens de cette opération ? Et l’élimination des conservateurs ? En Amérique on n’hésite pas sur les criminels. Pourquoi ces mises en scène ? Pourquoi ces inscriptions sur le mur ? Toute cette obscurité l’énerve. Tous ces gens l’énervent. L’odeur de la salle l’énerve. Il n’est pas là pour donner des leçons de morale, mais pour faire la révolution. Il s’arrête sur le haut des marches et s’énerve de tous ces regards muets tournés vers lui. Il voudrait crier, leur crier son dégoût, sa haine.
Allez, une petite tirade d’Uzi. Pour la route.