- Madame Stoeffel ! Suzanne ! Je me suis servi mille fois de ce genre de langage à votre service. Mais maintenant, il s’agit de mon fils ! De mon fils unique, décapité par une moissonneuse-batteuse !
- Stefan, je ne sais plus quoi vous dire. J’ai cru moi-même que ces meurtres étaient un coup de Hermann. Mais c’était une erreur, un quiproquo. Vous le savez bien. Une enquête est en cours et je vous jure ne rien pouvoir ajouter à ce que je vous ai dit et répété. Il faut être patient. Reposez-vous. Vous vous faites du mal. Vous nous faites du mal. Je vous en prie…
Le vieux Stefan Wendling s’écroula sur un fauteuil en pleurant comme un gamin. Pourquoi s’attache-t-on si fort aux enfants qui vous viennent sur le tard ? Il essayait depuis des semaines de trouver la solution de l’énigme. Ses obsessions le reprenaient en milieu d’après-midi, le travail de la journée presque accompli. Et cela se finissait dans le bureau de la patronne. Il la revoyait petite fille, le jour où son père l’avait amenée pour la première fois à l’usine qui ne s’appelait pas encore Biotrans. Le père avait chargé Stefan de conduire la petite Suzanne dans les laboratoires. Une enfant sage et bien élevée. Le monde était alors simple et les explications de l’homme de confiance avaient résonné comme un serment d’allégeance à la future patronne. On n’y pensait pas en ces termes. Ça marchait, voilà tout. Aujourd’hui, on n’arrivait plus à comprendre ces choses et Stefan peinait à croire que cette belle histoire pût finir ainsi. Il n’arrivait pas à croire non plus que Suzanne fût innocente de la mort de son fils. A vrai dire, il se sentait aussi coupable qu’il pensait qu’elle l’était et enrageait de ne pas voir où leurs comportements s’articulaient sur sa tragédie personnelle. Que s’était-il passé ? Où s’étaient-ils trompé ? En désespoir de cause, il espérait que la vérité pût jaillir des scènes ridicules qu’il faisait à Suzanne Stoeffel, comme les dormeurs pris de cauchemars sortent en s’agitant de l’épouvante.
Elle-même n’en menait pas large tant il était clair que ces deux morts s’adressaient directement à Biotrans. Pour Van der Bilt et le jeune Lituanien, le doute était permis. Mais là… Même un vieillard perturbé le percevait. D’ailleurs, elle ne sortait plus sans garde du corps. Ses associés lui avaient imposé cette protection.
- Allons Stefan, dit-elle, il faut vous raisonner. Tout cela ne sert à rien. Es hat kein Zweck.
Elle mit la main sur l’épaule du vieil homme en espérant qu’il la laisserait rentrer chez elle. Dans deux heures, elle assistait au concert de gala financé par Biotrans et elle détestait par-dessus tout se presser lorsqu’il s’agissait de toilettes et de maquillage. De toutes façons Stefan Wendling ne donnait plus l’impression d’entendre ce qu’elle disait. Il avait cessé de pleurer et restait assis, les yeux fixés dans le vague. Suzanne mesura dans ces yeux tout ce qu’elle avait perdu depuis la mort de Bruno Van der Bilt. Elle sortit du bureau, sans rien dire. La secrétaire se chargerait de fermer.
En matière vestimentaire, la fortune permet aisément de ne pas se tromper. En revanche, elle n’est d’aucun secours lorsqu’une femme aborde l’étape du maquillage. Depuis qu’elle prenait ses pilules noire et blanche, Suzanne ne se maquillait plus que pour ressembler à l’image que la bonne société bâloise attendait d’elle. Ici, distinction ne rimait jamais avec séduction.
Elle trouvait bizarre de voir les années passer sans en ressentir les outrages tout en ayant perdu le goût de ce qui fait précisément l’attrait de la jeunesse. Cette nostalgie la conduisait parfois à se conduire comme une gamine. Elle se reprochait encore le voyage à Paris pour rencontrer le jeune Thomas Letourneur. Même si bien sûr elle avait vraiment cru qu’il lui proposait une négociation sur les deux chercheurs enlevés, le quiproquo reposait presque entièrement sur un reste de vanité féminine dont elle s’était définitivement crue exempte. Elle espérait tirer un trait sur cet épisode ridicule, mais son souvenir restait cuisant. Comme Stefan, elle se sentait empêtrée dans un jeu de causes et de conditions troubles qui l’enchaînait aux catastrophes de ces derniers mois.
Suzanne était faite pour un monde de certitude et ces événements la faisaient plus souffrir qu’il n’y paraissait. Il faut dire que tout sembler se liguer contre elle. Ne voilà-t-il pas que son assistant chargé du mécénat, venait de se casser le genou en faisant du roller ? Elle allait donc écouter un concert payé par Biotrans dont elle ignorait jusqu’au programme. D’habitude, on lui préparait ce qu’il y avait à dire sur chaque pièce sinon sur chaque interprète, quelque chose comme un maquillage minimum, un vernis. Mais aujourd’hui, rien, elle allait au concert sans rien. Elle décida de faire contre mauvaise fortune bon cœur, mit ses plus beaux bijoux et se dépêcha de partir.
Le Stadtkasino, qui n’a de casino que le nom, est la principale salle de concert bâloise. C’est là que Theodor Herzl tint le Premier Congrès sioniste le 29 août 1897 et que Bartok créa la Sonate pour deux pianos et percussions le 16 janvier 1938. Chacun fait ici semblant de s’en souvenir comme s’il avait été au premier rang de ces séances mémorables. Le Stadtkasino est une institution dont l’architecture triste ne décourage pas les spectateurs d’arriver régulièrement en avance pour montrer leurs bonnes manières et ce qui s’y rattache.
Les hommes d’affaires et leurs affidés étalaient complaisamment les qualités qui fondaient l’exquise saveur de leur vie privée. Au travail, ils rivalisaient chaque jour d’une férocité qui pouvait d’un mail appauvrir des provinces entières ou condamner à mort des cohortes de malades démunis. Mais à la maison, c’étaient des grands-pères gâteaux, des époux exemplaires. Le rôle de soirées comme celle-ci étaient de tirer des traits d’union entre les deux hémisphères de la vie des élites.
Suzanne, qui vivait seule, venait souvent accompagnée d’un collaborateur. Mais l’état de Stefan et l’accident de l’assistant la découragèrent de chercher plus loin. Elle n’eut pas non plus le cran de prendre à ses côtés le garde du corps. Elle savait qu’elle pouvait miser sur le hasard pour se trouver un cavalier et que personne ici n’oserait se refuser ou s’imposer à elle sans son consentement.
Elle se fit déposer à la Barfusserplatz et remonta les cent derniers mètres à pied pour dissiper la légère nausée que lui causait toujours la voiture. A peine franchie la porte de verre, elle fut l’objet de tous les regards. Elle sentait comme une odeur le sujet presque unique des conversations qui s’interrompaient, mais n’était pas fâchée de prendre ainsi la mesure des dégâts dans le microcosme. De poignée de mains en signes de tête, elle avança jusqu’à l’étage où se trouvait la buvette.
Contre ses instructions, cette fois encore, le mousseux, le sekt triomphait. Malgré les smokings, les dos nus et les diamants, cette faute de goût donnait à la fête un côté bon enfant, entre soi, et permettait à tous de se précipiter sans fausse honte vers l’abreuvoir. C’est là que le vieux Fred Wesspiesser, solidement campé sur ses jambes, accueillit Suzanne. Depuis trente ans, il dirigeait d’une main de fer le principal concurrent de Biotrans. Mais les deux adversaires avaient assez de discernement pour éviter toute guerre fratricide et, lorsque par malheur les équipes développaient en secret des projets similaires, les patrons s’empressaient de s’asseoir à l’une des grandes tables de la ville pour se rappeler d’un potlatch dûment étoilé que leurs appétits ne valaient pas qu’on se prît pour des Américains. Tout se réglait sans heurt.
Fred tendit une main faussement bonhomme. Suzanne vit une lueur interrogative sur son visage couperosé, peut-être même de la contrariété. Certaine qu’il ne pouvait s’agir de Van der Bilt ou des deux collaborateurs massacrés dans le Sundgau, elle balaya le buffet d’un regard joyeux et saisit au vol un de ces canapés triangulaires qui sont aux petits fours ce que le mousseux est au champagne.
- Alors Suzanne, encore de la musique contemporaine ?
- Vraiment ? Je n’ai même pas eu le temps de voir le programme.
- Menteuse ! Je vous soupçonne même d’avoir la partition dans votre sac.
- Pour vous punir de vos méchancetés, je vous condamne à vous asseoir avec moi.
- Une condamnation ? C’est plutôt une promotion (j’espère que Martha ne m’entend pas). Vous êtes resplendissante. C’est à croire que vos déclarations d’il y a trente ans n’étaient pas des plaisanteries de potaches surdoués.
- Allons-y, je crois qu’on nous appelle.
L’impérieuse sonnette de la culture faisait refluer les spectateurs repus vers la salle de concert et Suzanne se sentit rosir de plaisir en voyant le peu de fauteuils restés vides. Cette marque de popularité n’était peut-être que de la solidarité bien comprise pour une concitoyenne dans l’épreuve, mais ce n’était pas le moment de bouder son plaisir. Suzanne savait que les solidarités se rompent comme les barrages, d’un seul coup.
Forte de son succès, elle saisit le bras de Fred pour remonter l’allée qui menait aux rangées des places réservées. C’est toujours un triste spectacle de voir une foule chercher sa place dans une salle de spectacle ou dans un avion. Alors que chacun tient à la main l’expression du privilège qui lui permet d’être là, il est rare, voire impossible que la chose se passe sans heurt ou sans conflit. Une angoisse sourde se saisit de vous, comme si la place n’était pas assurée, que l’avion pouvait partir sans vous ou qu’un autre pourrait profiter de ce que vous avez payé. Même Suzanne et Fred ressentirent cette tension. D’ailleurs, il eût été prétentieux de ne pas y céder. Ils interrompirent leur bavardage et foncèrent sur les places réservées.
Assise, elle laissa le vieux Fred reprendre son souffle pour saluer alentour les quelques personnes qu’elle reconnaissait dans l’auditoire. Il se composait comme partout d’une assise de fonctionnaires et d’étudiants – le grand public cultivé – et d’une garniture de banquiers, d’industriels et d’affairistes. Comme partout, l’amour de l’art ne suffisait pas tout à fait à cacher la haine qui liait ceux qui payaient à ceux qui étaient payés. Deux rangées derrière Suzanne, Willy Burgermeister et Tony Vadoz, qui avaient respectivement payé les fauteuils et le chauffage de la salle, parlaient de voitures pendant que leurs épouses se racontaient les vacances. Yosemite, Kruger. Ils se payaient des visites dans tous les grands parcs mondiaux. La nature, il n’y a que ça de vrai. Un peu plus loin, Heinz Neumann, le célèbre clarinettiste, un des rares musiciens à ne pas être sur la scène, s’asseyait presque toujours à la même place, la mèche enroulée sur le haut du crâne. Il avait épousé l’une des plus belles fortunes de la ville, mais restait mal habillé. A distance respectable, un petit groupe d’étudiants du conservatoire commentait le programme à mi-voix. Ils s’habillaient comme le clarinettiste.
Ayant compris qu’elle n’aurait plus de vie privée, Suzanne était devenue plus exigeante sur la conduite de son existence. La justification de tous ses efforts résidait dans l’espoir de provoquer l’apparition d’un nouveau Michel-Ange sur le terreau de la prospérité. Elle ne savait plus comment cette idée s’était enracinée dans son imaginaire, mais elle y rayonnait d’autant plus que la triste vanité du quotidien se dévoilait à la patronne de Biotrans. Après l’enthousiasme des débuts, la griserie des premiers profits, après l’ivresse des petits pouvoirs, la perspective de créer « les conditions historiques d’un renouveau » était devenu la boussole et la justification de toutes ses constructions. Plus que les pilules, c’est ce qui fondait le sentiment de supériorité dont elle ne pouvait se défendre en toisant l’assistance de Stadtkasino.
Le brouhaha monocorde était coiffé par les notes tenues des musiciens qui s’accordaient. Suzanne se demandait jour et nuit qui pouvait bien être le malade qui la poursuivait. Cette interrogation lancinante pesait sur le plaisir de sa soirée. Du coup, dans l’indifférence apaisée qui s’était abattue sur la salle, les invités lui paraissaient empruntés, stupides ou vulgaires, leurs esprits étroits et leur commerce ennuyeux.
Bien sûr, un chef d’entreprise suscite toujours des jalousies, des rancœurs, mais que quelqu’un puisse aller jusqu’à ce genre d’assassinat… L’affaire outrepassait son intelligence. Tous ici ne pouvaient qu’être reconnaissants de l’action de Suzanne et de ses collaborateurs. Bien public, développement, mécénat… Hermann avait bien quelques motifs de ressentiments, mais cela ne lui ressemblait guère. Une mauvaise caricature, tout au plus… Il ne pouvait avoir changé tant que ça.
Le concert commença dans un silence piqué d’éternuements étouffés et de raclements de gorges embarrassés. Des notes jaillissaient, chacune dans sa bulle, s’ingéniant à faire oublier les autres notes, issues parfois du même instrument quelques instants plus tôt. Suzanne se trouva presque soulagée d’entendre à ses côtés le souffle apaisé de Fred Wesspieser endormi sur son fauteuil de velours. Derrière eux, les Burgermeister et les Vadoz n’en menaient pas beaucoup plus large. Elle avait toujours fait confiance aux spécialistes mais elle regrettait de ne pouvoir offrir à ses concitoyens qu’une musique inchantable. Tout à l’heure, personne ne sifflerait dans les cafés de la place quelque air des « Fragments gnostiques » de Willy Schrecker. Après quelques mesures, elle-même cessa de se raccrocher aux notes et se laissa couler dans le souvenir.
Trente ans. Trente ans comme un rêve. Sans souffrance ni plaisir. C’est peut-être pour ça que la jeunesse lui paraissait si proche, comme un film vu la veille. Elle se souvenait de Hermann, des moments heureux, l’insouciance, la passion, les week-ends à la montagne. Elle revoyait l’Atlantis, port franc du rock’n roll dans la prospère cité de la pharmacie. Une petite scène surnageant d’un remous de tables rondes, un balcon circulaire. Au gré des capitaines, la destination variait de Charlie Parker à Black Sabbath, mais le navire voguait toujours sur le même océan de bière que les serveuses tiraient de fûts de métal et distribuaient sur des plateaux en inox ronds aux bords relevés.
Lorsqu’elle pensait à cette époque, Suzanne se voyait là. Avant le labo, avant la montagne, avant même la maison de ses parents. Le niveau sonore empêchait souvent de s’y parler et poussait alors les spectateurs à des comportements outranciers. Il n’était pas rare de voir une fille danser torse nu devant la scène. Mais la grammaire des transgressions restait limitée. Hermann, toujours vêtu d’un costume noir assez surprenant pour l’époque, restait à l’écart des débordements. On aurait pu le confondre avec un timide. Jamais il ne se prêtait comme Suzanne, Charles et Johann aux petites folies du soir. Il les considérait avec une sorte de dédain, théorisant que ces fêtes n’étaient que l’aveu d’un monde d’ennui.
Mis en demeure de proposer sa solution, il commençait toujours par réfuter l’avenir révolutionnaire de Charles, les vapeurs mystiques de Johann ou le quotidien cossu de Suzanne, oubliant dans ses périodes que c’était aussi le sien et que c’était dans la bibliothèque du beau-père qu’il avait lu ses premiers volumes de Nietzsche.
Elle secoue discrètement le coude du vieux Fred dont le souffle évolue vers un ronflement. Aujourd’hui, elle serait prête à reconnaître le bien-fondé du mépris de Hermann. Pourquoi pas ? Les derniers jours lui laissent dans la bouche un goût de sciure. Mais quoi ? Qu’a-t-il fini par mettre en place ? Il doit bien écouter les mêmes disques, lire les mêmes livres, voir les mêmes tableaux… Suzanne se souvient que l’Atlantis avait fini par lui peser et qu’il la laissait même y aller seule avec les autres, avec Philippe que le rock initiait à la jeunesse. A 23 ans, ce n’est pas très exaltant de travailler sur une molécule qui bloque le vieillissement. Mais à 33 ? Philippe était peut-être le seul à prendre la mesure de ce qui se préparait au labo. Avec les quatre chercheurs, il était le seul dans la confidence des futures pilules noire et blanche.
Philippe suivait ses jeunes patrons à l’Atlantis pour savoir s’il avait envie d’être jeune. De dix ans son cadet, Hermann savait déjà qu’il avait envie d’autre chose et son impuissance à définir cette chose le rendait maussade et cassant. Il restait parfois plusieurs jours au labo sans revenir à la villa familiale de Suzanne dans laquelle ils avaient aménagé depuis la naissance de leur fils. Personne ne s’offusquait de ces humeurs. Il travaillait.
A cette époque, personne ne se doutait des effets secondaires qu’auraient les pilules. Les chercheurs et Philippe étaient tous trop jeunes pour les tester sur eux-mêmes. Dans leur insouciance, ils pensaient que leur intelligence et leur savoir les aideraient à venir à bout de tout. Ils ne prêtèrent donc pas attention aux symptômes d’apathie que ressentirent les premiers cobayes humains. Ce n’est que des années plus tard, lorsqu’ils testèrent enfin sur eux les pilules que les chercheurs, qui n’étaient plus des amis depuis longtemps, se rendirent à l’évidence. On ne prolonge pas la jeunesse, on ne prolonge que la vieillesse. Pour les hommes toutefois, le laboratoire avait trouvé le moyen de remédier à l’expression la plus visible de ce manque de désir. Mais l’essentiel restait inchangé. La plupart des cobayes masculins cessaient tout rapport sexuel. Seuls quelques-uns se servirent des possibilités mécaniques offertes par le labo pour d’inquiétants dérivatifs.
Trente ans ! Les notes continuent leur course indifférente vers l’entracte, imprévisibles et pourtant frappées du sceau de la nécessité. A côté de sa concurrente, Fred s’est presque allongé sur le fauteuil et Suzanne remarque son pantalon distordu par une érection monumentale. Un petit rire nerveux la secoue. Elle se ressaisit aussitôt. Personne ne semble avoir noté cet écart et l’attention de Suzanne retourne à la scène. Quelques musiciens sourient béatement et deux violons sont posés par terre. Cette scénographie détend la salle que Suzanne sent bruire derrière elle.
Parcours contrarié des rayures sur un pantalon. La vie continue. Si ridicule ! Elle explose presque de rire. C’est Hermann qui devrait être à ses côtés. Elle y pense chaque jour depuis trente ans. Ce matin encore, en faisant son jogging entre les deux gardes du corps… Elle vit comme une star, comme une artiste. Ça aussi, c’est Hermann. Il allait au labo comme un virtuose au piano. Elle en avait été séduite, puis amusée, avant de s’en irriter. Après son départ, elle avait cru pouvoir mener une vie normale, comme ses parents avant elle. Mais le ver de l’esthétisme et de l’ironie rongeait ses sages constructions. Ces derniers temps, les menaces avaient fait se fendiller la surface trop lisse de son existence et les vieilles blessures étaient réapparues.
En fermant les yeux, elle se voit en tailleur à 1200 dollars, écoutant les Fragments Orphiques de Schrecker à côté d’un vieillard en érection. Elle a de plus en plus envie de rire d’elle, de Schrecker, de Hermann, de tout, et elle n’est pas la seule. Deux ou trois spectateurs parcourent les allées, tordus de rire. Heureusement que Schrecker est retenu à Londres…
Trente ans ! Comme si c’était hier. Tout était déjà là. Le retour de Hermann à l’Atlantis après plusieurs semaines d’absence. Tout avait alors basculé. La fin de la jeunesse. Suzanne revit au ralenti les promesses et les menaces de ces journées douloureuses et décisives.
Ce soir-là, on programmait Devil Rage, un groupe oublié de ce qui donnerait plus tard la branche sacrificielle du rock. Hermann souriait en silence avec l’air de dire « vous voyez !». D’ordinaire peu démonstratif, il se montrait plutôt tendre depuis le début du concert, et Philippe embarrassé redoublait ses marques d’enthousiasme pour les décibels.
La petite comédie mise en scène par Hermann rattrapa vite le rock. En une heure, les excentricités furent insupportables à tous ceux qui n’avaient pas bu de bière ou de boissons sorties des tonneaux. Bizarrement, Suzanne se souvient surtout de ce garçon, habitué solitaire et taciturne dont le bras s’anima soudain d’un mouvement d’une vitesse et d’une régularité effrayante. Un bout de machine auquel personne ne fit attention. L’horreur froide à deux mètres de soi dans une salle ravagée par le bruit et l’agitation.
Comme toujours, le scandale arriva par ceux qui étaient restés sobres. Ou plus exactement, par ceux qui buvaient des boissons en bouteilles auxquelles Hermann n’avait pu mêler la nouvelle drogue de son invention. Habitués pourtant aux débordements rituels, ceux-là s’énervèrent. Ils appelèrent même la police qui trouva l’Atlantis dans une pagaille extraordinaire. Mais ce n’était guère plus choquant que l’attitude de Fred ou de la petite femme du deuxième rang, chavirée sous les caresses immondes d’un inconnu.
Suzanne sent monter en elle un rire tari depuis trente ans. Les Fragments Orphiques ont laissé la place à de courtes parodies jazzy de rengaines à la mode. Post-moderne ? Néo quelque chose ? Ou carnaval en octobre ? Trente ans que ce rire ne l’avait pas secouée. Etre vieux, ce n’est pas partir, c’est le monde qui vous abandonne et non l’inverse. Les pilules sont une connerie. Une connerie ? A-t-elle crié ce mot ? Le rire du Suzanne domine soudain les musiciens qui capitulent devant le chahut.
A l’Atlantis, le rire s’était fait sanglot de voir le solitaire au bras compulsif ignoré de tous. Ni la police, ni les derniers délirants ne s’intéressaient à lui. On vida l’établissement et quelques personnes furent embarquées pour interrogatoire. Hermann, que personne n’avait encore inquiété, souriait toujours de son air entendu. Trente ans plus tard, Suzanne attend la fin des rires et les conséquences tragiques de la fête. Personne ne proteste. Le Stadtkasino semble unanime. Belle soirée Frau Stoeffel ! Suzanne fait le compte des bouteilles de mousseux… tout le monde a-t-il … ? Elle se perd un peu dans sa comptabilité des liquides et s’endort sur le vieux Fred de plus en plus agité.
La police ne mit pas très longtemps pour remonter des caves de l’Atlantis jusqu’à Hermann. Il faut dire que les diffuseurs branchés sur les tuyaux n’étaient pas très discrets. Ingénieux, propres à éviter les accidents, mais pas très discrets. Le reste fut affaire de routine.
Le lendemain, on mit Hermann en prison. Il continuait de sourire. Alerté par un collaborateur, les parents de Suzanne revinrent de leur villégiature. Enervés, mais pas mécontents de cette opportunité pour mettre un terme à la jeunesse tapageuse de leur fille.
- Suzanne, attaqua la mère, nous étions si inquiets ! Tu vas bien ?
- Maman ! Il ne s’est rien passé de grave.
- Assez grave pour que l’on mette ton … Hermann en prison, renchérit le père.
- Papa ! C’est une plaisanterie. De mauvais goût, mais une plaisanterie. On ne met pas les gens en prison pour ça.
- Il s’agit de drogue !
- Comme pour ton ami Hoffman.
- Ne joue pas sur les mots. Que comptes-tu faire ?
- Mais rien ! D’ailleurs, cette poudre que Hermann a mise dans les boissons n’est même pas interdite puisqu’il est le seul à la connaître.
- Oui, oui, j’ai entendu la déclaration de votre… de son avocat. Mais le procureur pourrait bien requalifier l’accusation en tentative d’empoisonnement.
- C’est ridicule, soupira Suzanne. Je ne crois pas que beaucoup de gens refuseraient d’en reprendre si je leur en proposais.
- Ne dis pas de bêtises ! Ecoute-moi : cette histoire nous permet d’évacuer Hermann sans remous.
- Quoi ? Mais je l’aime ! C’est le père de mon fils.
- En es-tu bien sûre ? Avec la vie que vous menez…
- Je t’interdis de…
- En tous cas, déclara le père, je suis encore le patron de Biotrans et M. Hermann Campanella sera congédié demain pour faute grave. Il a bien fabriqué cette poudre chez nous, non ?
- On peut parler du travail, de l’entreprise ?
- … et ?
- … et Hermann nous est indispensable !
- Laisse-moi rire ! C’est un garçon brillant, mais il y en a des dizaines comme lui. Et ceux-là seront moins encombrants.
- Sais-tu seulement sur quoi nous travaillons ?
- Un nouvel hallucinogène ? Du cannabis de synthèse ?
- Papa, je crois que nous devrions aller au labo. J’ai deux ou trois choses à te montrer.
Le lendemain, Hermann était libre et l’affaire enterrée. La famille Stoeffel avait compris que les revenus escomptés du génie turbulent méritaient quelques entorses aux bonnes mœurs.
A vingt-trois ans, ni Suzanne, ni Hermann ne savaient que les victoires sont souvent payées d’un prix amer. Ils jouirent à peine de leur triomphe sur l’ordre moral et se remirent au travail avec l’inconscience de la jeunesse. Les pilules noire et blanche étaient presque prêtes, fruits de cet aveuglement naïf et juvénile. Mais une semaine après la tragi-comédie de l’Atlantis, lors d’une fête expiatoire organisée par la famille, le fils de Suzanne et de Hermann était retrouvé noyé dans la piscine. Un drame atrocement banal si nous en croyons les statistiques.
Il y a des années où rien ne se passe et parfois quelques jours suffisent à meubler une vie. Ces journées revenaient sans cesse dans les cauchemars de Suzanne qui ne s’expliquait ni leur logique ni leur signification. A fortiori, le plus troublant c’est cette impuissance à conjurer des forces dérisoires qui finissent par tout briser : les amis qui ne se parlent plus, un enfant qui se noie, l’indifférence qui s’installe.
La prison, et surtout le fait pour Hermann d’en être sorti grâce aux arrangements de la belle-famille, avait mis entre Suzanne et lui quelque insidieuse réserve faite de silence et de vanité. Peu après ces événements, les pilules noire et blanche furent terminées à la surprise des quatre chercheurs et de Philippe qui réalisèrent n’avoir jamais cru leur rêve possible.
Arnoldo tournait et retournait la convocation entre ses mains. La porte-fenêtre qui dansait au vent jetait sur le parquet mille figures imaginaires auxquelles il tentait de faire coïncider les cris des enfants. Avec les beaux jours, la piscine faisait revivre le grand jardin. Grâce à cette occupation, le jeune homme oubliait presque sa perplexité. Une convocation chez les flics. Cette fois, il n’en parlerait pas à son père. Non. Depuis l’adolescence l’activisme du fiston servait de voile aux activités du papa. Syndicalisme étudiant, émeutes, coups de poing. Le grand jeu. A sa première incarcération, les flics s’étaient presque excusés. C’est qu’à Santiago son père, Carlos Muckensturm, n’était pas n’importe qui. Un génie de la chimie. Au moins un qui ne devait sa fortune qu’à lui-même.
S’ils avaient su ! Mais est-ce qu’il savait, lui ? Passé l’excitation des premières années de lutte, le fils avait petit à petit perdu l’immense dévotion qu’il avait pour son père. A son âge, Arnoldo voulait maintenant des signes et des résultats clairs. Quoi ? Toute cette organisation, tous ces secrets pour si peu de choses ? Une vie s’achète aujourd’hui pour quelques milliers de dollars. Pas besoin de tout ce tralala. Bien sûr papa répétait qu’on jouait une grosse partie, qu’il fallait blablabla blablabla… Le vieux vivait dans une autre époque. Ou alors… ces soupçons étaient insupportables à Arnoldo. Il espérait encore que tout cela, la villa, le luxe, les secrets, avaient de bonnes raisons. La misère croissait et il voulait se dédouaner. Vingt-cinq ans c’est l’âge de l’action.
Ce n’était peut-être qu’une histoire d’âge. En tous cas, il avait décidé de passer à l’action. Bientôt, tout le continent se réveillerait au son des chants révolutionnaires. Ailleurs, il aurait peut-être patienté. Mais ici, on continuait de mourir. Santiago, 11 septembre 1973, 30 000 morts. Assassins armés par un futur prix Nobel de la paix ! Depuis, rien n’avait changé. De loin l’oppression semble moins brutale car elle rencontre de moins en moins de forces sur qui cogner. Pourquoi se fatiguer ? Arnold, comme l’appelait son père, savait qu’il devrait frapper fort pour relancer la dynamique révolutionnaire. Est-ce ce qu’avait compris la police ? Sinon quoi ? Le sac d’un club militaire le mois dernier ? Broutille ! Le pouvoir ne cherchait pas l’affrontement. Il laisserait pisser. Trop de gens avaient trop de choses à se faire pardonner.
Arnoldo ne voulait plus le second rôle. Il voulait être la vedette de l’histoire. Celui par qui le dénouement arrive. Voilà des années qu’il piétinait, qu’il effectuait les basses œuvres de son père. La semaine prochaine, à nouveau, il partirait pour l’Europe s’occuper d’une secte. Il n’avait jamais eu le courage d’étaler ce ressentiment devant son père. Le vieux présentait à chaque fois ces missions comme la clef de voûte d’une action internationale dont les développements prochains… blabla… Cela paralysait Arnoldo. Mais ce dont il était sûr, c’est qu’il fallait agir. Maintenant.
Tout de même, ne serait-ce pas bien de parler de cette convocation à papa ? Il avait peut-être d’autres informations. Arnoldo s’avança sur le petit balcon qui s’ouvrait devant sa chambre. De là, il aurait pu sauter dans l’eau, comme dans les films. Dès que ses jeunes cousins l’aperçurent, ils se mirent à hurler « Vas-y Arnoldo ! Saute ! » Par le passé, il s’était exécuté une fois ou deux, pour montrer de quoi il était capable. Mais quelle différence cela faisait-il ? Même s’il fallait un jour s’échapper, les flics posteraient sûrement des hommes en bas.
Il décida de ne rien dire à son père et d’aller à la police sans même demander à repousser le rendez-vous comme il l’avait fait systématiquement pour toutes les autres convocations.
Lorsque Suzanne rouvre les yeux, elle voit un homme en costume noir, endormi sur le fauteuil de sa chambre. C’est le garde du corps. Suzanne se demande pourquoi Radivoy – c’est son nom – peut bien dormir ici. Aussi séduisant soit-il, un protecteur reste le signe d’une menace. Des images de désordre reviennent à Suzanne. Fred, devant l’orchestre, le pantalon sur les chevilles ; des cris et des rires ; bonne humeur et cacophonie. Souvenirs ancestraux de fêtes qui mêlent terreur et luxure. Sentiment de renouer des fils cachés en nous depuis longtemps. Elle s’est bien amusée, mais maintenant elle a peur. Peur des petits bruits de la grande maison. Peur de Radivoy enfoui dans ses rêves lointains. Elle a du mal à recoller les morceaux. Elle voudrait appeler, mais elle a peur de signaler sa présence et se demande même s’il est judicieux de réveiller Radivoy. Que s’est-il passé depuis hier soir ? Des bribes de cauchemars lui reviennent. Toujours les mêmes.
Maintenant, elle entend des pas qui se rapprochent. En une fraction de seconde, la panique la saisit, elle hurle. Tout aussi vite, Radivoy se lève, l’arme au poing, la cravate vite resserrée sur son cou d’athlète. Beau, fort, impeccable, il l’interroge du regard. On frappe à la porte. C’est Heinz, le vieux majordome qui s’excuse, s’inquiète du petit déjeuner – il est tard – et annonce une visite. Madame Elsa Van der Bilt est dans le salon.
- Faites-la patienter quelques instants, je me débarbouille et j’arrive. Donnez-lui les journaux et du café.
Heinz s’esquive.
- Radi, que s’est-il passé ? Qui vous a demandé de rester ?
- C’est Monsieur Wendling. Il est arrivé après le concert. Il était très effrayé.
- Mais que s’est-il passé ? J’ai dormi ?
- Oui… je crois. Je suis entré dans la salle à la fin du concert. Tout le monde semblait ivre ou drogué. Monsieur Wendling m’a demandé de ne plus vous quitter et je vous ai ramenée.
- Merci Radi, vous pouvez aller vous reposer. Je ne sortirai pas aujourd’hui. Excusez-moi pour tout à l’heure.
Elsa porte une robe un peu démodée qui met astucieusement son embonpoint en valeur et peine à donner l’illusion de lire les journaux étalés devant elle. Quand Suzanne arrive, elle regarde le jardin, debout devant la baie vitrée.
- Merci d’être venue. Quelles sont les infos ?
- Rien que tu ne puisses deviner. La cotation de tes actions est suspendue…
- Ce ne sont pas mes actions, je…
- Suzanne ! Y a-t-il un rapport avec la mort de Bruno ?
- Pas la moindre idée. Je ne sais même pas ce qui s’est passé hier soir. Je dormais dans la salle.
- D’après la police, un hallucinogène a été distribué par la ventilation. Mille deux cents drogués, dix-huit crises cardiaques, six crises d’épilepsie et six ou dix gardes à vue psychiatriques. Ça ne te rappelle vraiment rien ?
- Je t’en prie ! Tu es mal placée pour me faire des allusions.
- Ne t’énerve pas. Mais la police va poser des questions.
- Et alors, crie Suzanne.
- Calme-toi. Je venais simplement voir si tout allait bien… je venais te dire que j’ai peur.
- Peur de quoi ?
- On assassine mon mari, deux de tes collaborateurs (dont mon cousin) sont enterrés dans un de tes champs, le gratin de la ville est drogué lors d’un de tes galas : cela ne te suffit pas ?
- Tout ça n’a peut-être aucun rapport.
- Suzanne ! Nous nous connaissons depuis plus de vingt ans. Personne ne m’a aidée autant que toi. Tu peux me parler comme à une amie.
- D’accord, d’accord. J’ai peur. Tu es satisfaite ?
- Tu comprends, la municipalité ne souhaite pas que…
- … quelqu’un vienne fouiller dans nos relations ?
- … Tu penses que Hermann est dans le coup ?
- Je ne sais pas. En tous cas, c’est ce qu’on pensera. Toi la première, n’est-ce pas ?
- Tu savais que Bruno se droguait ?
- Tout Bâle le savait.
- Ah, répondit Elsa surprise. Puis, comme pour contre-attaquer : Tu sais qu’il avait reçu l’insigne de Biotrans en métal quelques jours avant sa mort ?
- Que veux-tu dire ?
- Rien. Je sentais une manipulation. Je m’en suis débarrassé sans en parler à la police. J’ai compris hier soir que c’était une erreur.
- Quelles sont tes relations avec Thomas Letourneur ?
- Anecdotiques. Il est venu me voir parce qu’il ne croyait pas au suicide de Bruno. Je crois qu’il ne sait rien, même s’il travaille pour Hermann.
- Que lui as-tu raconté ?
- Rien. Je ne sais rien !
- L’insigne ?
Le silence d’Elsa valait pour un aveu dont Suzanne lui savait gré. Elle ne pensait pas pouvoir dénouer l’écheveau de la manipulation, mais découvrait que ses adversaires jouaient en virtuose de l’innocence de ses proches. L’assassin se dissimulait dans une galerie de miroirs déformants. Prise au piège, presque seule, Suzanne voulut désamorcer quelques faux-semblants pour étendre la zone de lumière autour d’elle. Elsa méritait bien autant que d’autres d’être éclairée sur la partie secrète qui se menait autour des pilules noire et blanche – quoi d’autre ? Suzanne lui raconta la découverte qui prolongeait la vie, les fortunes bâties sur cette invention, le départ des anciens amis.
Si je comprends bien, il ne faut pas être malade ?
C’est ça.
Mais tous les vieux sont malades !
Le plus souvent, ce sont des problèmes de pièces détachées. Tu serais surprise de savoir tout ce que la science nous propose aujourd’hui.
Comment payer tout ça. Nous n’arrivons même pas à équilibrer les comptes des assurances sociales avec ce que nous faisons aujourd’hui.
Ce n’est pas un droit, c’est un marché. Pense au prix d’un rein dans une clinique privée. Nous vendons le produit – les pilules – et le service après-vente – un foie, un cœur, deux yeux…
Mais il n’y en aura jamais assez pour tout le monde !
Rome ne s’est pas construite en un jour. Aujourd’hui non plus il n’y a pas de vaccin, ni même de nourriture pour tout le monde. Cela ne nous empêche pas de vacciner nos enfants.
La rhétorique inébranlable de Suzanne donnait le vertige à Elsa qui ne put s’échapper qu’en changeant de sujet
Mais pourquoi vous êtes-vous séparés ?
Ce ne sont peut-être que les hasards de la vie. Il y a eu la mort de mon fils puis celle de Charles dans la montagne, les ennuis de Hermann avec la police, mes parents, les autres, les querelles, que sais-je encore ?
Et tu n’as jamais essayé de… ?
Pas vraiment… Nous sommes concurrents.
Pourquoi ne pas faire un effort ?
Oui. Si Hermann était encore là, nous serions les maîtres du monde.
Elsa tenta par une mimique de faire passer cette dernière remarque pour une boutade. Mais ses questions s’enlisaient maintenant dans les automatismes mondains dont elle masquait si souvent son malaise. Elle fixait les pelouses où passait et repassait un garde en costume noir qu’elle n’avait jamais vu. Combien de gardes comprenait l’équipe chargée de protéger son amie ? Le moindre mafieux en vogue ou sous-potentat proche oriental ne s’en tire pas à moins de vingt gaillards. Suzanne était-elle vraiment de cette importance ? Le silence feutré redescendit sur le salon. Heinz revint s’enquérir du niveau de la cafetière et des éventuels désirs de sa patronne. Bénéficiait-il de l’élixir de Suzanne ? Garder son majordome cent cinquante ans ! Elle eut envie de quitter là son amie pour marcher seule dans la ville et réfléchissait encore à la tactique pour ne pas paraître ingrate après de telles révélations lorsqu’un terrible orage se mit à fouetter les baies vitrées du salon.
Après avoir tenté de prendre abri sous l’auvent, le garde du corps courut se réfugier dans le garage, le costume collé sur le muscle. Les deux amies se levèrent pour contempler impuissantes le jardin martyrisé par des bourrasques de plus en plus hystériques. Les arbres se tordaient dans tous les sens en tentant d’échapper aux souffrances que leur imposaient les éléments. Seule note comique dans ce décor de film catastrophe, Heinz luttait pour sauver ce qu’il pouvait dans un méli-mélo tourbillonnant de parasols et de petit mobilier de jardin. Comme s’il était l’œuvre d’un directeur de la photographie sous l’emprise d’hallucinogènes, le ciel devint jaune pisseux et la lumière perdit au moins cinq diaph.
- Bon, dit Suzanne, tu restes pour déjeuner ?
Les deux femmes affichaient le détachement cynique dont usent nos contemporains en guise de politesse, mais le bruit d’un chêne centenaire qui se brisait les ramena vers le monde réel. L’instant d’après le tronc vénérable s’allongeait sur deux voitures garées dans la ruelle qui longeait le jardin. Suzanne savait qu’elle n’avait pas à donner d’ordre. Heinz avait déjà fait pour le mieux. Il luttait maintenant pour rabattre les contrevents qui protégeraient les vitres de tout ce qui volait. Suzanne alluma les lampadaires en silence.
L’Amazone. Une eau limoneuse qui transporte en les brisant les dépouilles insignes ou glorieuses des terres arrosées. Des contrées dangereuses mais exaltantes où tout est possible. Elsa ne pensait pas qu’un jour cette image lui sauterait aux yeux sur les berges du Rhin. Ici, les marronniers n’abritent que des demeures cossues, quelques tea-rooms, des musées…
Le temps de déjeuner chez Suzanne et la tempête avait balayé Bâle, dévasté les toitures anciennes, renversé ce qui pouvait être renversé, souillé tout ce qui n’était pas sous clef. Puis, aussi vite qu’ils s’étaient mis en colère, les cieux sont redevenus bleus et le soleil brille en laissant au Rhin la charge de témoigner des fureurs de l’amont. Les menstrues de la Terre entrechoquent dans leurs remous tout un fatras d’objets, de troncs brisés et de carcasses de véhicules, de bétail ou de mobilier urbain.
La tempête installe un monde d’excès, de périls et d’odeurs. Au parfum de la terre se mêle celui des ordures éparpillées, des végétaux et des égouts. Pour un peu, on s’attendrait à voir de grands singes sauter dans les arbres des collines autour de la ville. Une insurmontable vitalité prospérant sur un marigot de pourriture et de mort. Le nettoyage menstruel fait place nette et montre que la fécondation n’a pas eu lieu, qu’on recommence autre chose.
Par la simple vertu de leur annonce, les pilules précipitent Elsa dans la même perplexité que celles des ses prédécesseurs sur cette voie. Elle se pose enfin les vraies questions sans entrevoir la moindre réponse. En un peu plus d’une demi-heure, son monde s’est effondré comme un château de sable. La mort de Bruno s’était bien soldée par quelques aménagements, mais les apparences avaient été sauves. Madame Van der Bilt était restée Madame Van der Bilt, l’icône rassurante du microcosme bâlois.
Comment continuer d’enseigner le droit après ce que vient de lui révéler Suzanne ? Le Code Civil ne traite ni des pilules ni de l’Apocalypse. Bien sûr les riverains nettoieront partout les coulées de boue et le tramway reviendra demain dans Bâle apaisée, mais Elsa sait qu’elle n’y sera plus jamais chez elle comme avant. Entre la mort, la tempête et les pilules, Elsa vient de dire adieu à sa carrière politique et même à sa carrière universitaire. Mentir ne sert à rien.
Ce n’est pas la première fois qu’elle sent poindre ce sentiment, ce soupçon de faire partie de ceux qu’on trompe. Mais elle peine tout d’abord à le remettre. Et puis, d’un coup elle se souvient, comme si c’était hier. Il y avait cette jolie brune avec Schmidt. Tout était parti de cette jolie brune : pourquoi le chef de la police lui rendait-il visite accompagné d’une jolie brune ? Elsa, qui ne ratait aucune réunion, aucun cocktail, ne la connaissait pas. Une nouvelle ? Une ancienne qui aurait changé de coiffure ?
Nous venons vous annoncer la fin de l’enquête concernant la mort de votre mari.
Vous avez trouvé…
Nous avons retenu l’explication du suicide.
Six mois plus tôt le chef de cabinet qui lui avait téléphoné lors de la mort de Bruno avait dit « un accident ». Il y a eu un accident. Elle s’était enfermée dans son bureau, s’efforçant de pleurer, honteuse de se sentir libérée. Déjà son corps avait parlé. Les pleurs avaient fini par faire courir de longs frissons sur sa peau. Elle avait enlevé sa veste et ses chaussures puis s’était caressée d’une manière si violente qu’elle en fut épouvantée avant même d’avoir honte.
Que se serait-il passé si Schmidt était venu seul ? Tous les hommes mentent-il ? Elsa le remercia de s’être déplacé pour lui donner la primeur de ses conclusions. Cela valait-il un café ? Des gâteaux ? Les agapes sont réservées aux enterrements. Que consomme-t-on pour les conclusions d’une enquête bâclée ? Schmidt lui-même semblait embarrassé. Il fit mine de battre en retraite vers le vestibule. Est-ce mentir que de dire à quelqu’un qui n’y croit pas des choses auxquelles on ne croit pas soi-même ?
Aujourd’hui, plus personne ne croit plus en rien. Le soupçon qu’avaient fait surgir Schmidt et la petite brune revenait en force. Et si tout le monde faisait semblant ? Tout à l’heure, la tempête avait salué les révélations de Suzanne, comme pour balayer les repères enfantins sur lesquels la vie d’Elsa s’était bâtie. Ses arrangements avec les politiques, l‘alliance occulte qui réglait leur confort et leur pouvoir, la manipulation méprisante de la majorité qui payait, tout cela paraissait au fond bénin. Presque plaisant.
Les pilules ne marquaient peut-être qu’une différence de degré dans la dissimulation – on vaccine bien nos enfants ! – mais il fallait ça pour qu’Elsa comprît enfin. Les alertes précédentes la faisaient presque rire de sa naïveté. Sans se l’expliquer, elle naviguait entre la colère d’avoir été maintenue à l’écart et la déception de constater que ce remède miracle ne répondait pas aux questions. Hors sujet. Depuis l’éloignement de Bruno, elle avait senti quelque chose de caché derrière les limites du quotidien. Elle voyait maintenant qu’elle avait attendu cette chose et que cette attente était devenue le centre de sa vie. La tristesse était à la mesure de ses espoirs déçus et sa colère envers Suzanne reflétait cette déception. Ainsi, il n’y avait donc qu’un mensonge de plus. Des pilules de longue vie ! Les vieux présentateurs télé, dont Elsa n’aurait voulu pour rien au monde, ces présentateurs s’offraient des top models. Comme on change une chemise, un rein usé. Comme on clonera bientôt l’épouse flétrie ou le fils abîmé. Comme on s’achètera des souvenirs ou des orgasmes en boîte.
Il n’y avait jusque là que des fissures qu’elle s’efforçait de cacher ou de replâtrer. Maintenant, les flots emportaient des pans entiers de l’édifice. La vie poussait, plus forte, et l’âme libérée des scories dégagées par la tempête revoyait la lumière avec joie. Ça vivait. Elle eut envie de traverser la ville à pied pour sentir le monde transformé par l’orage.
Comme des oiseaux aquatiques, des centaines de Bâlois se tiennent sur les berges de béton qui descendent dans le fleuve. Ils sont assis par terre ou sur leur talons et scrutent les déchets qui passent au fil de l’eau. Parfois, l’un ou l’autre se relève pour désigner à ses voisins quelque épave remarquable, impressionnante ou curieuse. Mais le plus souvent, ils restent immobiles, abîmés dans la contemplation des flots.
Elsa marche sur la petite promenade qui longe les berges. Elle suit le Rhin qui deviendra bientôt la frontière entre la France et l’Allemagne. En aval on distingue déjà les premières maisons françaises et les monts boisés de la Forêt Noire. Plus loin, Strasbourg.
Pour la première fois, Elsa sent en elle un lien qui l’unit à ces spectateurs hébétés de la colère du fleuve.
Soudain, elle entend un petit moteur d’avion qui vient à sa rencontre par-dessus le Rhin. Elsa voit en aval les badauds se relever de la berge et suivre l’appareil des yeux. Elle s’arrête de marcher et, lorsque l’avion passe devant elle, la banderole lui apparaît. Sur un tissu bleu qui se confond avec le ciel, éclatent en rouge les deux mots « Nouvelle Jérusalem ».