De petits blocs de glace flottaient sur les canaux d’Amsterdam, mais le cœur d’Angelo Merisi était à la fête. Il sentait en ses veines un printemps jubilatoire dont il était le spectateur et l’objet, la fleur et le fruit. A cinquante-trois ans, il avait naguère été saisi par la stupeur que jette l’annonce de la mort et tout ce qu’il tenait pour ses passions avait semblé soudain dénué de sens, ennuyeux et futile. Depuis, ce sentiment de lassitude avait été balayé par une petite pilule bleue. Une pilule de vie.
Alors que la joie suscitée par le spectacle du printemps se double souvent de la nostalgie d’avoir un an de plus, Angelo connaissait maintenant l’exaltation d’être et d’avoir été. Il savait bien sûr que ce n’était que le résultat des pilules, mais il n’arrivait pas à s’abstraire de cette allégresse. Le désir était de retour et n’avait pas effacé la connaissance ni la maîtrise du pouvoir que confère ce désir.
La conférence à l’université s’était bien déroulée. Il avait été brillant, drôle, et son érudition sans faille avait arraché l’adhésion du public aux thèses audacieuses qu’il défendait depuis peu. Prétextant un dîner chez des amis, Angelo avait planté là petits fours et lecteurs béats. Son pas léger le conduisait maintenant vers l’hôtel où l’attendait Louise, une jeune étudiante, venue dans la corbeille des pilules bleues. Il savourait avec gourmandise les minutes qui le séparaient d’elle en s’offrant quelques détours par les ruelles obscures.
- Signor Merisi ?
Deux inconnus s’adressent à lui dans un italien voilé d’accents qu’il ne sait pas identifier. Il n’a même pas la présence d’esprit de leur dire qu’il est maintenant français. L’inquiétude qui le saisit s’estompe lorsqu’un d’eux parle de Léonard Limosin – la spécialité d’Angelo – mais elle revient au centuple lorsqu’il mentionne les « Prophètes et Sibylles ». Un rapide coup d’œil alentour lui permet de comprendre que les deux hommes ne l’ont pas abordé n’importe où. L’endroit paraît à peu près désert et la pénombre est propice aux coups fourrés.
Ils l’entraînent encore un peu plus à l’écart en disant qu’ils veulent simplement lui rappeler ses devoirs. Angelo se tient prêt à riposter coup pour coup, sans même s’étonner que des malfrats s’adjugent un rôle généralement tenu par la maréchaussée. Mais l’attente émousse bientôt sa vigilance et lorsqu’ils lui mettent le bâillon, il est déjà trop tard. Ils arrachent son manteau, déchirent sa chemise et lui mettent aux poignets des menottes semblables à celles qu’il a vues dans les sex-shops quelques rues plus loin. Tout cela se fait de mains de maîtres, en quelques secondes. Angelo sent une corde glisser sous ses aisselles et tout de suite après, on le jette dans le canal.
Plus que le froid, c’est l’impression d’étouffer qui submerge le professeur Angelo Merisi. La peur n’arrive qu’après. Bien après. Lorsqu’on comprend la situation. On a les mains coincées derrière le dos qui les presse contre le béton visqueux de la berge et la corde qui vous empêche de couler vous empêche aussi de bouger. L’eau monte jusqu’au milieu de la poitrine, il fait nuit, il fait froid. Les muscles font mal à force de frissonner et soudain, tout semble irréel. Est-ce la mort qui s’annonce ? Au-delà des souffrances, il y a la fatigue, comme le rappel de dettes qu’on aurait oublié de payer. Est-ce le grand saut ? Mais Angelo pense encore. Il se convainc que, sans public, on ne parle pas à quelqu’un qu’on va tuer. Les deux hommes qu’il ne peut voir sur la berge derrière lui détaillent ses arrangements pour obtenir les pilules bleues. Et ils disent que ce n’est pas bien. Angelo en rirait presque si le bâillon n’était pas enfoncé si profondément dans sa gorge.
Il a tort. Les deux hommes mettent minutieusement sa mort en scène, comme un sacrifice magique prompt à exorciser tout le mal de notre monde.
A Villeneuve-Saint-Denis, la rue du Bout du Monde porte bien son nom, coincée entre une ligne du TGV et la forêt parcourue de chasseurs avinés. Ce n’est pas le genre d’adresse où se trouvent habituellement les laboratoires de restauration d’œuvres d’art, mais après tout, et malgré sa fréquentation du sujet, Thomas n’avait aucune idée du genre d’endroit préféré par ces entreprises. En tous cas, c’était là qu’il avait fini par découvrir « Lux Aeterna », le laboratoire prétendument responsable de la restauration du Ad Marginem de Paul Klee.
Dans l’entourage de Thomas, personne n’avait entendu parler de ce labo. Ses professeurs se demandaient même s’il ne se payait pas leur tête tant les nouvelles adresses ne passent pas inaperçues dans un annuaire aussi mince. Impossible donc d’obtenir la moindre lettre d’introduction, le moindre nom. Ceux qu’il voulait voir étaient inconnus des spécialistes que côtoyait Thomas et c’est ce qui l’avait décidé à jouer la carte du culot.
- Bonjour, je suis étudiant en histoire de l’art et j’ai entendu parler de vous à Bâle. Comme je me promenais dans le coin, je me suis demandé s’il était possible de visiter vos installations.
Le pitbull du gardien ne devait pas voir souvent de visiteur car il remuait son moignon de queue dans tous les sens en tentant de lécher les mains de Thomas à travers sa muselière. Son maître semblait plus circonspect et faisait visiblement face à quelque chose d’inédit pour lui. Il produisait d’immenses efforts pour être plus opaque que son animal et la modestie de son Q.I. le servait merveilleusement dans cette tâche.
La porte entrebâillée découvrait une petite maison briarde, probablement une ancienne ferme, entourée d’un vaste gazon sur lequel on avait posé trois bâtiments qui rappelaient les baraques préfabriquées des collèges de banlieues. Même s’il pensait maintenant qu’un gardien doit faire son boulot de gardien, Thomas supportait toujours aussi mal que la défiance s’exerçât à son encontre. Il se donnait donc une contenance en flattant la gorge du molosse ravi.
En lui faisant enfin signe d’entrer, le vigile leva les bras pour pousser derrière lui le loquet du portail. Thomas constata que l’homme était armé. Après tout, le moindre des Paul Klee vaut bien le fond de caisse de certaines banques mieux défendues que ce surprenant pavillon de banlieue… Le gardien fit asseoir son visiteur dans une guérite qui n’était autre qu’un ancien garage reconverti en QG de la sécurité. Il prit sa carte d’identité pour lui confectionner un badge « Visiteur » très professionnel et le pitbull se lova sur les baskets de Thomas pendant que son maître téléphonait pour prendre des instructions.
La pièce empestait la cigarette et la sueur. Dans un coin une télévision portable marchait en sourdine. Après son coup de téléphone, le gardien fit mine d’avoir oublié la présence de son visiteur et s’abîma sans réserve à la futilité de ses distractions quotidiennes. Soudain le gravier de l’allée crissa sous un pas énergique. Le gardien se redressa, rangea son magazine avant de se lever derrière la table.
Un homme en costume sombre apparut dans le cadre de la porte. Il salua le gardien d’un hochement de tête avant d’inviter Thomas à le suivre. Ils marchèrent en silence jusqu’à l’ancienne ferme dont l’aménagement évoquait une salle de réunion voire le club house d’un golf.
- Un café ?
Thomas accepta l’offre et l’homme passa commande grâce au téléphone posé sur la table autour de laquelle ils s’étaient assis.
- Vous souhaitiez visiter notre installation ?
- Oui, répondit Thomas, de plus en plus mal à l’aise. J’ai visité récemment le musée de Bâle dont vous avez je crois restauré quelques pièces…
- Le musée ?
- Mais oui… le Kunstmuseum !
- Et ?
- ...on m’a dit que vous aviez restauré leur Ad Marginem de Paul Klee.
Une femme assez laide vêtue d’un pantalon sans forme et d’un chandail bleu ciel apporta les cafés. La discussion se figea. Thomas resta silencieux quelques instants sous le regard inquisiteur de son hôte.
- Je pense que vous devez vous tromper d’adresse.
- Ce n’est pas Lux Aeterna qui…
- Vous êtes dans un laboratoire de recherche pharmaceutique spécialisé dans les migraines.
- Vous voulez dire que vous ne restaurez pas de tableaux ?
- Pas le moins du monde ! Mais c’est peut-être une piste. Mozart aide bien les vaches à faire du lait.
- Mais alors, pourquoi connaîtrais-je votre nom ?
- C’est bien la question que je me pose. Je pense qu’on a dû vous – nous - faire une farce…
L’après-midi même, Thomas s’empressa de téléphoner à Bâle. Il ne connaissait pas son nom de famille mais la chance voulut qu’il n’y eût qu’une seule Anne-Marie au Kunstmuseum. Elle sembla plus flattée que surprise de son appel et les deux jeunes gens parlèrent de Van der Bilt et de l’enquête policière sur le ton de confidences amoureuses. Au téléphone, Anne-Marie avait même une chaleur qu’elle refusait à la vraie vie.
- On peut dire que tu fais parler de toi…
- Moi ?
- Des inspecteurs en civil sont venus au musée pour poser des questions…
- Sur moi ?
- Eh oui ! Tout le monde avait quelque chose à dire. Les gardiens t’ont trouvé suspect, agité. La secrétaire a même dit que tu l’avais presque agressée pour entrer dans le bureau de Van der Bilt et que tu avais jeté ses chocolats à travers la pièce. La serveuse de la cafétéria raconte que tu parlais tout seul et l’accueil t’a vu courir après Van der Bilt.
- C’est tout ?
- Bien sûr que non, mais le reste est moins drôle. Euh… tu sais, je ne leur ai pas dit que nous nous connaissions.
- Mais enfin, Anne-Marie, c’est moi qui suis allé voir la police ! Je n’ai rien à cacher.
- Je sais, je sais.
- Et si les lignes du musée étaient sur écoute ?
- Quelle idée !
- « Il y a des jours où se taire c’est mentir »
- C’est un test ?
- Non je sais que tu connais tes classiques, mais n’oublie pas que ton patron vient de mourir dans des conditions bizarres et qu’un faux est accroché dans votre musée.
- Comment peux-tu en être si sûr ? Les enquêteurs sont allés voir ton Paul Klee et personne n’a rien trouvé de suspect.
- Moi, je suis allé voir Lux Aeterna à Villeneuve-Saint-Denis. Ils ne restaurent pas de tableaux. Ils font de la recherche pharmaceutique.
- …
- Tu es sûre de ne pas t’être trompée ?
- Mais oui, c’est même moi qui ai rempli les papiers de sortie pour le tableau.
- Dans ce cas, il y a vraiment quelque chose qui cloche…
Thomas aurait donné cher pour voir les yeux d’Anne-Marie car le lourd accent qui marquait ses phrases empêchait d’y sentir d’éventuelles inflexions dues au mensonge.
- … d’ailleurs on m’a dit que Bruno Van der Bilt n’était pas le premier à disparaître de votre musée.
- Algirdas ? Ça n’a rien à voir ! Qui t’a parlé de ça ?
- Je l’ai lu dans le journal.
- Menteur ! Algirdas était un Latvien, on dit ça ?
- Lituanien ?
- Oui. Il avait peut-être le mal du pays.
- Et il serait parti sans dire au revoir ?
- Il était un peu bizarre à la fin. Tu sais, beaucoup de gens disparaissent.
- Et ton job, ça se passe comment ?
- C’est le flou total. Pas de décision avant six mois. D’ici là, on conserve… Tu reviens nous voir un de ces jours ?
- Pourquoi pas ? Mais je ne sais pas comment je serai reçu…
- Téléphone-moi.
Après sa visite à Villeneuve Saint-Denis, Thomas voulut oublier les tribulations bâloises pour se replonger sans partage dans les études. Il fut heureux de retrouver le train-train de sa vie parisienne et la vanité de ses occupations juvéniles. Sans être tout à fait dupe de ses passions ni de sa capacité d’absorber tout ce qu’il prétendait déjà savoir, il était travaillé par un sourd espoir de pentecôte qui rangerait en un clair édifice tous les fragments grappillés jusque là. Il voyait ses connaissances comme un vaste chantier archéologique dont un coup de baguette remettrait les pièces en place et reconstruirait la ville détruite. Les shamans sibériens et Spinoza, l’action painting et Pompei, tout s’arrangerait pour donner un sens à son insatiable quête de culture.
Bien sûr, il désespérait parfois de l’arrivée de cette pentecôte qui ferait siennes les œuvres des époques et des pays les plus éloignés. Il se livrait alors à des comptabilités désabusées, nombre de pages à lire, nombre d’heures de musique, de films, œuvres à voir… heures disponibles. Décompte des heures de sommeil, de repas et de vernissages assidûment courus. Il allait parfois jusqu’à considérer l’étude des mathématiques dont il ignorait tout sauf qu’elles donnent aujourd’hui le sens de notre univers, qu’elles se composent d’archipels isolés à des années-lumière les uns des autres et que seul l’ordinateur permet encore de découvrir de nouveaux théorèmes.
Mais derrière ce désespoir pascalien des infinis mondains, Thomas trouvait encore la force de poursuivre ses humanités. Il se souvenait avoir lu quelque part qu’il avait fallu 109 atomes pour fabriquer la première cellule vivante, 1010 cellules pour un cerveau humain (plus de possibilités de connexions que d’atomes dans l’univers !). Lorsque la population mondiale atteindrait les dix milliards (109), on passerait un nouveau seuil. Cette idée séduisante rendait l’amour nécessaire. Malheureusement Thomas ne ressentait souvent que du mépris ou de l’ennui. Mais l’hypothèse justifiait l’indifférence qui baignait ses pratiques culturelles. Il faudrait bien pour un cortex planétaire trouver quelque PPCD. Les rengaines ou les best-sellers à l’incompréhensible popularité n’avaient peut-être pas d’autre fonction que d’établir le premier contact, l’étincelle qui ferait prendre la mayonnaise, un peu comme « Allô, allô » pour tester une ligne téléphonique. Ensuite, comme dans tous les organismes évolués, il y aurait bien des cellules spécialisées…
Thomas poursuivait donc ses études en mêlant une rage élitiste à la plus basse complaisance pour les engouements de ses contemporains. Il n’arrivait pas à choisir entre les plaisirs de l’étrangeté qui permettent la jouissance de l’autre et ceux d’une proximité fusionnelle qui forgent les grands hommes (c’est pour cela que les hommes politiques se cachent pour lire Saint-John Perse et s’affichent au Stade). Cette indécision, qui n’était peut-être que le fruit de son époque inaboutie, le condamnait à la médiocrité.
A nouveau l’agitation parisienne étendait sur lui son empire sans partage. Ses aventures helvétiques étaient presque oubliées lorsqu’il découvrit dans sa boîte la lettre de la Fondation Hermann Campanella.
L’enveloppe contenait un billet d’avion pour Nice ainsi qu’une courte explication sur les raisons de cet envoi. Thomas avait été proposé pour une bourse de troisième cycle et le comité d’attribution souhaitait maintenant le rencontrer. Comme pour Lux Aeterna – mais après tout, ceci s’expliquait – personne autour de lui ne connaissait l’existence de cette fondation. La perspective de pouvoir jouir d’une indépendance financière écarta toutes les interrogations et tous les soupçons sur cette manne inespérée.
Le vendredi suivant Thomas était accueilli par un chauffeur en casquette à l’aéroport de Nice. Il essaya d’en savoir un peu plus sur sa destination mais, malgré sa chaleur toute méridionale, l’homme resta coi sur les questions qui touchaient à la Fondation. Il n’en était que le chauffeur occasionnel et semblait ne pas en savoir beaucoup plus que Thomas. Lorsque la voiture se présenta devant les grilles, les deux hommes parlaient depuis plus d’une demi-heure de cuisine et d’aventures féminines.
Enchâssé dans un relief brutal et rugueux, l’endroit frappait par une sorte de sauvagerie. Des grilles qui s’ouvraient sur la petite route de montagne, on ne voyait que deux ou trois modestes bâtiments de pierre, et la voiture dut contourner une colline pour que Thomas pût prendre la mesure des édifices vers lesquels on l’appelait. L’architecture rappelait à la fois un abrupt village berbère et le néo-classicisme pompeux. Des blocs de bétons blancs scintillaient autour d’une colonnade qui surplombait le vallon. En se rapprochant, on distinguait des fontaines et des jardins répartis entre les bâtiments. Alentour le paysage était exclusivement minéral. Sous le charme de ce lieu singulier, Thomas ne songeait même plus à s’étonner du mystère qui planait sur la Fondation.
Le chauffeur le déposa devant une porte coulissante en le gratifiant d’un sonore « À bientôt ». Il n’y avait pas ici de pitbull et ce n’est qu’en voyant d’autres membres du personnel que Thomas réalisa que le gardien portait un uniforme. L’homme prit note de son identité, puis l’installa dans une salle flanquée d’un patio débordant de fleurs. Thomas sortit s’asseoir sur un banc recouvert de cytises et c’est là que Hermann Campanella le rejoignit.
- Vous admirez mes jardins ! Gardez encore de l’enthousiasme : la journée ne fait que commencer. Ah ! Bienvenue. Je suis Hermann Campanella et voici Philippe. Il dirige la fondation que je préside et qui porte mon nom.
Hermann était un homme d’une cinquantaine d’année, pas très grand, et légèrement enrobé. Il débordait d’une énergie communicative et cultivait l’élégance. A l’inverse de ses hommes, il paraissait vêtu d’un uniforme alors que tous les détails montraient qu’il était habillé sur mesure avec des matériaux coûteux.
- Le but de cette fondation est de rendre à des hommes tels que vous la jouissance des richesses que confisque le monde moderne. Oui, oui, rassurez-vous, nous allons tout vous expliquer. Mais je crois qu’il est l’heure d’aller déjeuner. Vous avez faim ?
Hermann continua de parler sans que Thomas ne puisse poser les questions qui lui brûlaient maintenant les lèvres. Le discours de son hôte s’attarda plus longtemps sur les valeurs qui fondaient sa mystérieuse fraternité que sur les sources de financement d’une entreprise aussi manifestement dispendieuse. Au détour d’une phrase il évoqua pourtant des revenus conséquents tirés de brevets pharmaceutiques, « fruits d’une jeunesse studieuse ». Un Bill Gates compensant sa discrétion publique par une logorrhée privée.
Enfoui dans un chandail peluché, le visage cassé par des verres trop épais, Philippe paraissait un peu plus âgé qu’Hermann. Il jouissait pourtant de la même bonne mine, du même raffinement discret. Mais il était fluet et les tempéraments des deux hommes semblaient à l’opposé l’un de l’autre. Hermann faisait de grandes phrases, le regard sur l’horizon, fixant tour à tour son interlocuteur et les montagnes comme s’il attendait quelque arrivée mystérieuse. Il occupait l’espace, brûlait de séduire et de convaincre. Philippe lui, veillait au grain. Derrière ses lunettes, ses yeux traquaient le détail, la petite erreur révélatrice d’éventuels manquements. Deux mots lui suffisaient alors pour remettre les choses en ordre. Il était discret et méfiant, presque embarrassé par l’importance qu’il semblait avoir dans l’organisation.
La table du déjeuner avait été mise sur un petit belvédère où deux jeunes hommes attendaient Hermann, Philippe et Thomas. Marc et Giovanni, d’anciens boursiers qui travaillaient maintenant pour la fondation, se levèrent à l’arrivée du trio.
Le repas fut simple et délicieux. Il offrit les saveurs de la Provence sur une table dressée dans les règles de l’art. En bon maître de maison, Hermann s’efforça de diriger la conversation vers des sujets familiers à son hôte. Thomas découvrit avec fierté que ses hôtes connaissaient ses publications dans la revue de l’université. On fit même allusion à ses deux sœurs logées avec leurs parents dans le pavillon familial de Meudon. Avant que le dessert ne fût servi, Thomas savait que le hasard n’avait pas sa place à la Fondation.
On le traita comme un hôte de marque. La curieuse familiarité que Hermann établit entre eux contrastait avec la déférence démonstrative que le personnel de la Fondation témoignait à son chef. Au fur et à mesure des promesses et des flatteries, les questions qu’avait voulu poser Thomas parurent de plus en plus incongrues. Il ne faisait plus aucun doute qu’il fallait accepter tout ce qu’on lui proposait et, moins d’une heure après son arrivée, il se voyait déjà chaudement installé dans le monde d’Hermann Campanella.
- Vous nous avez été recommandé par des membres de ce que nous pourrions appeler une fraternité, des personnes qui partagent nos valeurs, si vous préférez…
Tout semblait couler de source et le secret n’était plus que la politesse d’une organisation trop déconcertante pour le commun des mortels. Marc était le plus disert des compagnons de table. Agé d’une trentaine d’années, c’était presque un colosse et son embonpoint paraphrasait l’empressement qu’il mettait à finir ses assiettes. Il était brillant, sans surprise, donnait l’impression de ne jamais parler que pour complaire à son président. « Nous nous battons ici pour les valeurs qui sont l’origine et l’essence des grandes œuvres que nous admirons tous. Les Etats qui prétendent aujourd’hui les conserver sont ceux-là même qui foulent au pied ces valeurs. Comment peut-on travailler dans un musée national ? » dit-il en éclatant de rire.
Giovanni un Italien du Frioul, blond, au port de tête aristocratique. Un jeune homme sec au tempérament de feu. Il parlait peu mais toujours avec emportement.
20 000 livres sterling de récompense pour une ampoule qui s’allume et s’éteint toutes les cinq minutes ! Leur « radicalité » touche le fond.
Thomas, qui connaissait bien sûr l’œuvre à laquelle faisait allusion Giovanni, se demanda s’il n’était pas dans son rôle de défendre un peu les épigones auxquels il consacrait sa thèse.
A ce stade, on comprend que l’humour d’un Duchamp ne peut fait rire qu’au second degré. L’urinoir rebaptisé fontaine dont on tarit la source à coup de condamnation judiciaire, personne ne peut nier que c’est drôle. Et cette Joconde affublée de moustache et rebaptisée L.H.O.O.Q. ne nous fait rire aux éclats que lorsqu’un poète stalinien l’offre au Parti le plus dénué d’humour de l’Hexagone !... Vous connaissez la photo d’Aragon et de Marchais sur le canapé devant l’œuvre de Duchamp ?
Visiblement, ce n’était pas la réponse attendue.
- Nous avons été très intéressés par votre étude sur Léonard Limosin, reprit Giovanni en vissant deux torches bleues au fond de Thomas.
- C’est le résultat d’un stage de deux mois à Ecouen, répondit-il dans le silence surprenant qui s’était abattu sur la table.
- Vous deviez connaître Angelo Merisi ? reprit enfin Hermann.
- Bien sûr, c’est lui qui dirigeait mes travaux.
- Avez-vous de ses nouvelles ?
- … Non.
- On l’a retrouvé mort dans un canal d’Amsterdam, le mois dernier.
- Il s’est noyé ? s’exclama Thomas,
- Non, dit Hermann, bizarrement il ne s’est pas noyé. Il est mort de froid.
- C’est horrible, comment une telle chose est-elle possible ?
- Nous l’ignorons, dit Hermann, mais Giovanni pensait que vous en saviez un peu plus que nous… Bon ! Changeons de sujet. Mangez votre tourte de blette, nous avons un programme chargé cette après-midi.
Hormis cet échange, l’atmosphère du déjeuner fut particulièrement détendue. Elle rappelait beaucoup celle des soirées un peu snobs que fréquentait Thomas et l’habitude d’étaler son savoir l’amusait, même s’il pensait au fond que ces joutes étaient l’exact opposé de ce qui l’intéressait dans la vie. Toutes ces choses indéfinissables, il lui semblait les toucher du doigt depuis son arrivée à la Fondation.
Sensible à la tension qui semblait entourer la mort de Merisi, Thomas n’eut pas le courage de poser plus de questions sur le sujet, mais il se promit d’appeler Louise dès son retour à Paris. C’était l’assistante de Merisi à Ecouan et Thomas leur devait à tous deux quelques unes des semaines les plus agréables et les plus instructives de sa vie d’étudiant.
Après le déjeuner, ils visitèrent la bibliothèque. C’était le domaine de Marc. On y trouvait beaucoup de livres, mais l’endroit n’ambitionnait pas de faire concurrence aux bibliothèques universitaires. « Ici nous n’achetons que de bons livres » ricana Marc. « De toutes façons, dit Hermann, les écrans prennent de plus en plus de place et nous travaillons à mettre sur notre réseau toutes les œuvres dont vous pourrez avoir besoin ».
- Nous allons vous verser un salaire jusqu’à la fin de vos études, ajouta-t-il comme en passant. Bien entendu, tous les frais liés à vos recherches, documentation, voyages etc. seront à notre charge.
Thomas eut à peine le temps de remercier. La visite se poursuivit par l’atelier d’émail, la grande passion du président qui se montra très prolixe sur les oxydes, les plaques de métal et les techniques anciennes de champlevé. Il semblait fasciné par la métamorphose que le feu fait subir aux éléments et regarda comme un enfant de grandes pièces de cuivre disparaître dans la fournaise. Thomas en profita pour se rapprocher d’une série de plaques qu’il lui semblait reconnaître.
- Mais…
- Mais oui, exulta Giovanni, ce sont les Prophètes et Sibylles de Limosin ! Un prêt de notre ami Merisi. Pensez-vous que cela soit une raison suffisante pour l’assassiner ?
- Je… bafouilla Thomas.
- Nous espérions beaucoup que vous nous aideriez à résoudre ce mystère. D’autant plus que vous semblez avoir aussi connu le pauvre Bruno Van der Bilt.
- C’est un pur hasard, s’enferra Thomas qui commençait à se demander si c’était une bonne idée d’appeler Louise.
Encore une fois, Hermann vint à son secours.
- Faites-moi confiance Monsieur Letourneur. Dites-moi qui vous êtes. Je sais que vous avez une place parmi nous. Mais nos relations ne peuvent être fondées sur le mensonge ou la dissimulation. Venez, je vais vous montrer quelque chose.
Après que Philippe, Marc et Giovanni les eurent quittés, ils s’engagèrent dans un long couloir qui les mena près de la colonnade que l’on apercevait en arrivant devant la Fondation. Ils ne pénétrèrent pas à l’intérieur de la grande salle qui se trouvait à l’arrière du péristyle. Hermann ouvrit une lourde porte au bout de la colonnade.
Ils pénétrèrent dans une enfilade de pièces qui ressemblait à la réserve d’un musée. Partout, des œuvres d’art s’entassaient contre les murs, à même le sol. Peintures, bronzes, sculptures et objet d’art : une vraie caverne d’Ali Baba pour collectionneur fortuné. L’éclectisme et le fouillis disparaissait devant l’extraordinaire qualité de ce que Thomas ne put qu’entrapercevoir car Hermann lui fit traverser ces pièces au pas de course et dans une semi pénombre. Parfois même, il le saisissait par le bras pour l’entraîner avec lui quand le jeune homme s’attardait devant une toile. Lorsqu’ils arrivèrent enfin, ils étaient devant le Ad Marginem de Paul Klee, le vrai.
Thomas n’aurait jamais pensé qu’une œuvre de Klee aurait pu lui faire peur à ce point. Il observa Hermann en coin. Celui-ci ne bronchait pas et semblait perdu dans la contemplation du chef-d’œuvre. Au fond, Thomas avait toujours su que ce tableau le rattraperait tôt ou tard. Il commença par se reprocher son aveuglement. Mais il était d’un caractère méthodique. De ceux qui n’aiment pas laisser les choses en plan. Au moins, il allait être fixé.
- Je suis le seul à avoir pris votre défense ici, dit enfin Hermann. Depuis six mois, nos amis se font assassiner avec des mises en scène faites pour frapper les imaginations. Mes troupes sont un peu nerveuses. Vous ne devez pas en vouloir à Giovanni. Il tente de vous pousser dans vos retranchements. Moi, je trouve que votre histoire ne colle pas avec ce que nous cherchons. Votre attitude à Bâle ne correspond pas au peu de choses que nous savons de nos ennemis. Malgré tout, Giovanni testerait volontiers mes oxydes sur votre carcasse.
Thomas tenta en vain de dire quelque chose, mais seuls des sons inarticulés sortaient de sa bouche.
- Je plaisante bien sûr, mais voyez-vous la Fondation est une famille. Nous nous battons pour un monde plus beau. Philippe, Marc ou Giovanni donnent leur vie pour cet idéal et votre destin individuel ne pèserait pas bien lourd s’il était en travers de cette construction… On ne philosophe pas impunément dans un pays où les tigres et les éléphants sont chez eux… Je ne sais pas pourquoi je dis ça… c’est du Goethe… je suis sûr que vous êtes des nôtres. Savez-vous quand je l’ai compris ? En lisant votre étude sur Limosin ! Alors qu’elle vous condamne aux yeux d’un Giovanni, je pense au contraire qu’elle vous qualifie, non pas pour les magnifiques analyses qui s’y trouvent, mais précisément parce que vous êtes par deux fois sur mon chemin. Je suis terriblement superstitieux.
De l’autre côté des Alpes, Anne-Marie n’a pas encore rangé son manteau d’hiver. Elle repense chaque jour à Thomas et ne s’explique pas trop comment le jour terrible de leur rencontre a pu faire basculer sa vie. Découvrir qu’il pût y avoir des choses cachées et peut-être menaçantes autour d’elle a gâché le plaisir simple qu’elle prenait à l’existence. Elle vit toujours chez sa mère, mais ne s’y sent plus comme avant. Quelque chose s’est brisé. Elle n’a pas peur, mais la vie n’est plus la même. Parfois elle imagine d’aller vivre avec un homme, d’avoir des enfants.
Ce soir, elle flâne un peu sans pouvoir se résoudre à retourner directement chez elle après le travail. Les rues ne sont pas encore vides, mais la plupart de gens se pressent de rentrer pour une soirée que le ciel promet maussade. Bientôt les magasins fermeront leurs portes et la seule animation notable est un groupe de la Nouvelle Jérusalem, une secte dont Anne-Marie ne sait rien que le peu de choses qu’en écrivent parfois des journalistes en mal de copie. On dit que leur maître, Rafaël, promet une vie de deux cents ans à ceux qui seront choisis pour l’aider à construire la Nouvelle Jérusalem.
Bien sûr, ces jeunes adeptes dans leurs costumes blancs font sourire Anne-Marie, mais elle admire en eux la possibilité de croire en quelque chose qui s’oppose si sereinement aux opinions de tous. Le désœuvrement et la curiosité qui l’ont poussée vers eux sont petit à petit remplacés par une fascination teintée d’ironie. Sans trop savoir pourquoi, elle s’attarde près d’un groupe de chanteurs dont la ferveur évangélique suscite les moqueries sotto voce de la foule clairsemée.
Le chant se poursuit en boucle et ses accents exotiques transforment la petite place en cathédrale d’un culte inconnu. Une belle adepte, cheveux courts et sourire univoque, s’approche d’Anne-Marie. La démarche est si claire, sans arrière-pensée, qu’Anne-Marie peine à mobiliser le mauvais esprit par lequel elle espérait se protéger. Elle sent un souffle étrange s’emparer d’elle.
- Vous ne faites pas votre âge, risque-t-elle enfin.
- Je n’ai que vingt-cinq ans.
- Ah ! Mais je croyais…
- Pff ! Ce ne sont que les bâtisseurs, ceux dont Rafaël a besoin pour son œuvre qui restent plus longtemps dans ce monde. Pour moi, la question ne se posera pas avant une vingtaine d’années.
- Vous voulez dire que vous allez attendre vingt ans en distribuant des tracts avant de savoir si vous aurez droit au gros lot ?
- Il n’y a pas d’attente, il n’y a pas de gros lot.
- Que voulez-vous dire ?
- L’œuvre est déjà toute entière en nous, il suffit de la réaliser. La longue vie n’est pas une récompense. C’est une joie d’être choisie pour servir, voilà tout.
- Quels sont vos enseignements ?
- Oh ! Je n’enseigne rien. Je ne suis là que pour annoncer la venue du Maître.
- L’Apocalypse ?
- Non ! Une conférence du Maître, Rafaël, le mois prochain à l’Oecolampade. Voilà les horaires. Vous viendrez ?
- Je ne sais pas. De quoi va-t-il parler ?
- De vous ! Si vous m’aviez connu avant que je le rejoigne, vous comprendriez.
- Vous avez tout quitté pour lui ?
- Mais non ! Je travaille et je vis presque comme tout le monde. Je suis simplement plus heureuse.
Anne-Marie fourre le papier dans la poche de son manteau, fait un geste entendu de la tête et s’éloigne sans rien dire. Le discours lisse et sans faille de la jeune femme l’agace autant qu’il l’attire. Elle se demande si l’autre est mariée, si elle couche avec des hommes, avec des femmes, ce qu’ils peuvent bien faire ensemble et, jusqu’à la maison de sa mère, elle ne peut détacher son esprit des yeux verts et pétillants de sa nouvelle amie. Elle en oublierait presque la maladie de sa mère.
Thomas ne retrouva l’usage de la parole qu’au dîner. La tramontane hurlait comme le soufflet d’une forge en passant dans les montagnes qui dominaient la Fondation. Debout sur la terrasse qui jouxtait la salle du banquet, Hermann s’enivrait de vent.
- J’adore ce temps ! dit-il en apercevant Thomas. J’ai l’impression que ces vents m’insufflent la vie. Je pourrais rester là des heures à rêver au destin, à ce que nous allons accomplir… Quand je pense que vous vivez à Paris ! Je n’y vais pas souvent. La dernière fois, c’était pour le concert de Johnny à l’Olympia. Un monument. On aurait pu s’y croiser, non ? … Vous êtes sûr ?... Mais nos amis attendent. Ils vous ont préparé une petite fête. J’espère que vous avez un solide appétit et un bon estomac.
Hermann promit tant de merveilles gastronomiques que Thomas ne savait plus s’il devait s’effrayer ou se réjouir de ce banquet de bienvenue. A l’intérieur, des torchères de métal illuminaient violemment le marbre des murs et faisaient briller la vaisselle de feux indécis. Hermann prit place au bout d’une table somptueuse et pria les convives de s’asseoir. Les toasts se succédèrent alors très vite et les trois jeunes femmes en rouge n’avaient pas encore servi tous les amuse-gueules que l’ambiance était déjà très détendue. Le président se leva.
- Mes chers amis ! Mes chers amis ! Nous accueillons ce soir Thomas Letourneur, un jeune historien de l’art qui rejoint notre Fondation. C’est un garçon de valeur, un de ceux pour lesquels nous nous battons, afin qu’ils reçoivent selon leurs mérites et vivent dans un monde débarrassé de laideur et de médiocrité. Je sais que certains d’entre vous sont inquiets des coups que nous avons reçu ces derniers temps. Je vous demande d’être patients. Bientôt, nous avancerons en plein jour et c’est nous qui donnerons le rythme des choses. Soyez sans crainte. Partout dans le monde, des amis tissent la toile de notre règne futur. Bientôt les corrupteurs tomberont sous nos coups et le peuple reviendra de lui-même aux vraies valeurs, comme une brebis qui rentre au bercail.
Une ovation farouche accueillit le discours du chef. La surprise passée, Thomas joignit sans retenue ses cris et ses sifflements à ceux de ses nouveaux camarades.
Au fil des plats, presque tous les convives furent appelés à prononcer un petit discours. Tous déclaraient leur confiance inébranlable dans l’avenir et leur gratitude pour le président qui leur permettait d’être une part de ce destin. Incapable d’improviser quoique ce soit de drôle ou d’intelligent, Thomas se contenta d’adapter les discours précédents dans un pot-pourri qui plut beaucoup. Les applaudissements lui parurent sincères et lui rappelèrent, comme un remord, que le groupe n’est pas le lieu de la sincérité. Il n’avait déjà plus la force de se demander s’il pourrait encore se tenir à cette prudence quand l’inspiration reviendrait.
La fête se poursuivit très tard dans la nuit. Tous trouvèrent un moment pour venir saluer Thomas et l’entretenir quelques instants de ses recherches, de sa famille, de l’aide qu’ils pourraient lui apporter ou de celle qu’ils attendaient de lui. Des liens se tissaient, un nouveau monde s’ouvrait. Tout était sous le signe de l’évidence et de la profusion. L’alcool, bien sûr, continuait de couler à flot. Le jeune homme se sentait passablement ivre et n’aspirait plus qu’à retourner dormir dans sa chambre. Mais il était de ceux à qui l’alcool ne fait pas oublier leurs devoirs. En quelques heures, il s’était trouvé une nouvelle famille. Il se crut libéré lorsque Hermann donna le signal du départ, mais congé ne lui fut pas encore donné.
- Allons boire un dernier verre dans le salon De Kooning, dit le président en passant son bras autour des épaules de Thomas.
Le salon portait bien son nom. Sans originalité, mais avec beaucoup de panache. Trois toiles magnifiques illuminaient un salon composé d’une table de billard, de quelques fauteuils et de deux canapés en cuir séparés par une table basse. On y préparait soi-même ses boissons dans un rituel fixé d’avance : un mélange de rhum et de liqueur de café qu’il fallait avaler par une paille plongée dans le verre enflammé. Le genre de passion barbare dont seuls s’effraient ceux qui n’y goûtent pas, car dès qu’on y posait ses lèvres, le Torrent Doré - c’était son nom - donnait immanquablement l’envie de s’y noyer.
Après quelques tournées ponctuées de cris et de rires, Thomas s’enhardit jusqu’à poser quelques questions.
- Mais dites-moi Hermann, ce n’est pas très légal votre truc ?
Un bref éclair de fureur passa dans les yeux du président avant qu’il ne se ressaisît et décidât d’employer le mode ironique.
- Mon cher Thomas ! Si je m’attendais à ce qu’un prince de l’esprit s’inquiétât de la société des ayant droit ! Cette légalité crache sur tout ce qui vous est cher et vous me reprochez de la bousculer ? Vous me reprochez de vous offrir ce que vous seul pouvez apprécier ? Ce sont eux qui spolient des gens comme vous de ce qui leur revient.
- Je vous en remercie cher Hermann, mais comment vous êtes-vous procuré toutes ces merveilles ?
- Rien de méchant. Je leur ai offert du bonheur en échange. J’ai payé !
- Le bonheur qui s’achète ne vaut pas la moindre des toiles que j’ai vues cette après-midi.
- Elles sont à vendre ! Tout est à vendre dans leur monde de merde. Ne jugez pas les choses à votre mesure. J’espère que vous ne ressemblez pas à ces gens destinés à nous rejoindre mais qui s’en défendent parfois pour des inclinations à l’honnêteté mal comprise Quant à la valeur de mes cadeaux… vous ne connaissez pas encore tous mes secrets ! dit-il en éclatant de rire.
- Président, déclama Thomas, je ne veux pas connaître vos secrets mais je sens que mes études vont prendre un nouveau départ avec vous.
- Vos études ? Votre vie ! J’ai quelques Fautrier qui vous réconcilieront avec la vie : voulez-vous que j’en fasse accrocher un dans votre appartement ? Ils seront mieux chez vous qu’avec les épigones de votre thèse.
Thomas n’était pas encore assez soûl pour ne pas réaliser qu’il n’avait jamais cru digne d’être vécue la vie qui ne lui permettrait pas d’accrocher un De Kooning ou quelque Fautrier dans sa chambre.
Cela prit encore quelques heures avant que l’évidence ne s’imposât. La plupart des happy few présents dormaient sur les canapés ou vomissaient autour. Hermann souriait béatement durant des silences qui se faisaient de plus en plus longs. Il semblait ravi d’être là, de la tournure des événements et de la résistance de sa nouvelle recrue. Les éclats de rire de Thomas scellèrent son appartenance au groupe. Le luxe et l’enthousiasme collectif avaient eu raison de ses questions. Face à trois De Kooning, il n’y a plus de place pour le doute. Ils effaçaient de leur force tout ce qui s’étalait à leurs pieds. Thomas avait hâte de profiter de tout ce qui s’offrait à lui. Il montrerait ce dont il était capable. Quand enfin le président signifia l’autorisation d’aller au lit, il s’arrangea pour l’isoler de la masse titubante des autres convives et lui glisser à l’oreille :
- Thomas, je veux que vous trouviez les salauds qui ont tué Van der Bilt.