Et si Müller avait quand même reniflé quelque chose ? Bien sûr, l’interrogatoire d’Arnoldo n’avait rien donné. Mais maintenant, Ortega se reprochait sa légèreté. Aurait-il été possible d’éviter l’attentat ?
Voilà plus d’une heure que les dernières lumières s’étaient éteintes dans la maison. Il fallait être prudent. A Santiago, Karl Muckensturm n’était pas le premier venu. Il ferait payer très cher une opération clandestine à celui qui la raterait. D’ailleurs, Ortega n’avait pu penser qu’à trois hommes pour l’accompagner. Trois lascars drogués à l’adrénaline de l’engagement total. Des têtes brûlées, mais des têtes brûlées qui vendraient chacun de leurs cheveux au prix des joyaux de la Couronne.
Les chances de trouver quelque chose étaient infimes. Si Muckensturm ou son fils étaient les cibles, et s’ils avaient été assez forts pour lui échapper toutes ces années, il n’y avait déjà plus d’indices autour d’eux. Mais Ortega voulait sentir l’odeur de cette maison, en toucher les meubles, les tentures, en ouvrir le frigo. Cela faisait déjà deux heures qu’il regardait en silence cette bâtisse imposante, les arbres qui l’entouraient, la piscine vide et la grille de fer forgé sans pouvoir faire autre chose que se répéter « pourquoi ? », pourquoi l’héritier de ce petit paradis irait-ils faire exploser des bombes au milieu d’innocents ?
De nos jours, le mobile des assassins est une science bien improbable.
L’attentat avait tout changé. Deux bombes avaient explosé dans une banque de la ville. Un carnage banal et médiatique pour tous ceux qui n’avaient pas eu la chance du spectacle en direct. Ortega se trouvait par hasard deux rues plus loin, pour changer l’embrayage de sa vieille voiture. Autant dire qu’il avait presque eu la primeur de cette boucherie. Les hurlements de douleur, les boyaux fumants, les enfants devenus fous sur les cadavres de leur mère. Un appareil photographique aurait doublé son salaire annuel. Mais il n’avait fait qu’appuyer sur les blessures les plus torrentielles et gifler les témoins les plus hystériques. Ortega n’était en charge du dossier, mais il n’avait pas dormi de trois jours et, quand la revendication était arrivée, il avait juré de se venger. Sans connaître aucune des victimes, il voulait quand même se venger de ceux qui faisaient ces choses. Ne pas rendre les coups nuit à la santé.
L’organisation d’Arnoldo Muckensturm n’était peut-être pas liée au massacre, mais le double langage qu’employaient ses porte-parole était encore pire qu’une participation effective. Depuis l’attentat, Ortega revoyait sans cesse le sourire narquois d’Arnoldo durant l’interrogatoire. Comprendre c’est excuser dit-on. Devant la maison Ortega sut qu’il ne comprendrait jamais. Quand on agit, on n’a pas besoin de comprendre.
- On y va ?
Les trois hommes enfilent des cagoules qui complètent leurs tenues noires de ninjas. Une corde efface la grille de fer forgé. Pas de chien. Pas de système d’alarme. Ils font le tour de la maison pour entrer par l’entrée de service, une lingerie dont la serrure se laisse violer sans broncher. D’après leurs observations, il n’y a que trois personnes dans la maison. Un couple de domestiques et Karl Muckensturm, le patron. A l’intérieur, silence de rigueur et techniques de commando, comme au cinéma. Ortega ouvre la voie. Il néglige la cave, qui fait plus penser aux services généraux d’un grand hôtel qu’à une cache de terroristes, et gagne les étages. Le décor ! Il veut voir où vivent ces fumiers, d’où viennent les communiqués de soutien pour tous leurs camarades aux mains pleines de sang. Pour alimenter sa hargne, Ortega repense à son frère, syndicaliste dans une usine de cellulose et torturé à mort par des gens qui devaient habiter ce genre de demeure. Cela semble si loin.
Il chausse ses lunettes à infrarouges pour ne pas se laisser surprendre. On n’entend que le ronronnement lointain d’un réfrigérateur. Par une porte cachée derrière l’escalier monumental, ils arrivent au hall d’entrée. Les lumières de la nuit coulent sur eux par la grande verrière du premier étage et donnent à voir un décor inattendu. Ortega cherchait les ors et les antiquités d’une demeure bourgeoise ; le voilà dans la froide fonctionnalité d’une entreprise. Il y a même un bureau coiffé de quelques dossiers et d’un standard téléphonique. Rien à voir avec la piscine et le jardin romantique qui entoure la maison. Au mur, des écrans éteints et le logo gigantesque de Muckensturm Chemicals. Par acquis de conscience, Ortega se repose la question qui le taraude depuis des semaines : se peut-il que les activités du jeune Arnoldo ne soient qu’un résidu mal assimilé de complexe d’Œdipe et que cette maison ne soit que ce qu’elle prétend être : la demeure et le siège professionnel de Karl, son père ? En tous cas, le petit avait bien joué le jeu lors de son dernier interrogatoire.
Tout se brouille. La dictature a fait reculer la pauvreté. Elle a permis ces nouveaux riches dont les enfants jouent aux révolutionnaires dans leurs petits châteaux. Un jeu ? Ortega se dit qu’il ne doit pas avoir le bon rôle. Flic mal payé pour défendre un ordre paradoxal. Même l’inspecteur Harry ne tombe jamais en panne d’embrayage.
Les pièces du rez-de-chaussée sont des bureaux submergés de dossiers. Dix vies de flics ne suffiraient pas à tout débrouiller. Un sentiment d’impuissance bien connu submerge Ortega. Il se souvient alors de la lettre de Müller qui lui demandait aussi de vérifier si les Muckensturm ne seraient pas liés à des trafics d’art. Jusqu’à présent, il n’a rien vu qui puisse faire rougir d’envie même le siège de la police. Les mêmes ordinateurs et les mêmes affiches de Guernica. A l’étage, l’appartement d’habitation n’exhibe rien de plus alléchant. Un confort bourgeois sans ostentation particulière. Un pognon sans odeur. Pas de touche personnelle, pas de luxe inutile et surtout pas de ces choses indéfinissables et décisives qu’espérait trouver Ortega.
En définitive, la maison semble plus petite qu’elle ne paraît de l’extérieur. Enlevé l’office, l’appartement du couple de domestiques et les bureaux, il reste peu de choses à se mettre sous la dent. Rien de bien affolant à raconter à Müller. Pourtant, en recoupant dans sa tête le plan du bâtiment avec son parcours, Ortega réalise qu’il a raté quelques pièces, l’équivalent symétrique de l’appartement de fonction sur l’autre flanc de la maison. En tâtonnant, il trouve au bout d’un couloir une serrure qu’il faut un peu taquiner pour entrer dans ce qui semble presque une usine. Des établis, des débris de céramique et de plastique. Au bout d’une chaîne et d’une poulie, un creuset rappelle la sidérurgie. Ortega n’a que la formation technique du policier... Ce n’est pas un atelier d’explosif. Pas non plus de fraiseuses ni de tours pour fabriquer des armes… Il sèche dans une demie pénombre lorsqu’un des ses hommes lui apporte une espèce de masque mortuaire en plastique mou. Une fonderie à la cire perdue ! Un peu plus loin, sur les étagères, un buste de Lénine et des figurines de paysans dans le plus pur style du réalisme stalinien. Dans une grande poubelle, Ortéga ramassa une médaille ébréchée, un échec de l’artisan, lorsqu’un bruit électrique se fait entendre. Au mur, un écran s’allume et le visage de Karl Muckensturm apparaît.
- Vous vous intéressez aux arts du feu ? Pourquoi ne pas profiter de nos portes ouvertes ? Je vous ferais découvrir avec plaisir nos modestes créations et les nouveautés techniques que nous avons apportées à cette vénérable tradition.
Un des hommes d’Ortega se glisse jusqu’à la porte pour découvrir qu’elle est maintenant masquée par un vantail métallique.
- Mais quelque chose me dit que votre visite n’est pas tout à fait amicale, reprend l’écran. Ne serait-il pas courtois de commencer par retirer ces cagoules ? Ensuite, nous pourrions prendre un verre au salon, comme des gens civilisés. Je suis certain que nous avons des choses à nous raconter et peut-être des projets communs à développer. Non ! Non ! N’essayez pas d’ouvrir cette fenêtre ! Vous pourriez vous faire mal. Bon, je vois que vous êtes du genre têtu. Voilà donc ce que je vous propose : vous enlevez vos cagoules, vous déposez vos armes – je suppose que vous êtes armés ? – et vous venez me rejoindre au premier étage pour discuter business. Sinon, je répands dans cette pièce un peu du gaz que je vends à la police russe et nous discuterons demain matin dans des conditions moins agréables pour tout le monde.
Ortega demande à ses hommes de retenir leur respiration. Il sait qu’il n’a que très peu de temps. Les neurotoxiques sont rapides. Sa seule chance c’est de réussir à faire exploser la baie vitrée qui le sépare du jardin. Leur première étreinte a montré que la salope était blindée. Il prie pour que ce blindage ne soit que sommaire. Il en oublie même les normes. Dans son sac à dos, un joujou high-tech et clandestin, confisqué le mois dernier à un trafiquant d’héroïne sur le port de Valparaiso. Il ne reste que deux cartouches dans le chargeur. Les autres ont envoyé la vedette des douanes par vingt mètres de fond.
La première balle s’écrase sur la vitre. Derrière Ortega, la voix du haut-parleur s’est tue. Les yeux commencent à piquer. On passe à la dose pour rebelle tchétchène. Sans réfléchir, il réarme l’engin et tire à bout portant sur la vitre. Un craquement se fait entendre et des linéaments arachnéens apparaissent. La vitre est toujours là. On entend des bruits de pas dans le couloir. Sans avoir à parler, les trois hommes en apnée jettent tout leur poids sur la fenêtre qui commence à céder. Les poumons font mal, la tête fait mal, les yeux font mal, mais les trois hommes rythment leurs mouvements de marteau-piqueur comme à l’entraînement.
Lorsqu’ils se retrouvent couchés sur le gazon, trois mètres plus bas, ils se relèvent sans respirer et commencent à courir, toujours en apnée. En quelques enjambées, le jardin est oublié, la grille franchie et les trois hommes se retrouvent sur l’avenue. Dans la nuit, un sourire éclaire la large face du plus jeune : « Celui-là, c’est vraiment un fils de pute ! ».
C’est moi qui pose les questions ! hurla soudain l’homme à la cagoule.
Ce cri résonna douloureusement dans la poitrine de Thomas. Il avait si mal qu’il ne dormait presque pas, mais un des compagnons d’Arnoldo lui avait dit en riant : « C’est rien ! Une côte fêlée. On t’a sauvé de pire que ça» .
Voilà deux jours qu’il se trouvait dans une sorte de relais de chasse, quelque part en forêt. Si ce n’était le repas, assuré par des armes de guerre, l’atmosphère faisait plus penser à un camp de vacance qu’à la planque d’une troupe de malfrats. Chevreuil, pâtes – pâtes, chevreuil. En tous cas, cela changeait agréablement du menu des derniers jours à la Nouvelle Jérusalem.
La simplicité de la cuisine contrastait avec le luxe technologique de la petite troupe. Surveillance électronique, armes sophistiquées, liaisons satellitaires… tous les gadgets avaient été déployés devant Thomas pour l’enjoindre à se tenir tranquille. Les menaces ponctuaient chaque échange. « Si tu bouges… »
Arnoldo tentait laborieusement de comprendre pourquoi son père avait monté cette opération contre une secte dont tout le monde se foutait. Interroger quelqu’un sans savoir ce qu’on cherche n’est pas une tâche facile, surtout lorsque la prudence interdit certaines questions qui brûlent les lèvres. Le Chilien s’interdisait de parler de Bâle, de Van Der Bilt ou de la Fondation, et ne pouvait que tourner autour du pot. Aussi, son humeur était-elle explosive. Thomas avait dit et redit tout le peu de choses qu’il savait de la Nouvelle Jérusalem. « Vous méritez tous la mort, bande de dégénérés ! » avait assaisonné nombre de ses réponses.
La plupart du temps, Thomas restait bouclé dans une petite remise aveugle d’où il entendait les hommes jouer au football dans la clairière qui s’étendait devant la maison. Il sentait l’odeur de la terre après la pluie et celle des champignons que personne ne venait ramasser.
Arnoldo revenait régulièrement à la charge. Lorsque Thomas lui fit remarquer qu’il y avait quelque inconséquence à cuisiner un sous-fifre alors qu’on avait eu le Maître sous la main, Arnoldo s’était vraiment énervé : « C’est moi qui pose les questions » et, dans le même mouvement, il avait arraché sa cagoule. Ce geste inquiéta plus Thomas que toutes les menaces de mort qu’on lui servait depuis deux jours.
Tu crois que je plaisante ? renchérit Arnoldo.
Je vous ai dit tout ce que je savais, résuma Thomas. Je suis venu pour une fille et nous n’étions pas encore adeptes. S’ils m’ont frappé, c’est que je refusais de faire ce qu’ils me demandaient.
Si je mettais ta décapitation sur Internet, tu crois que ça calmerait tes copains ?
Le face à face se poursuivit quelques instants en silence. Thomas sentait l’autre bouillir d’impatience, pressé d’agir et de recoller ainsi tous les morceaux de cette aventure insensée. Le Parisien craignait que ce désir ne trouvât pour s’exprimer que l’exutoire de la violence.
C’est peut-être l’amour du foot qui sauva Thomas des images qui se bousculaient dans la tête d’Arnoldo. D’un signe de tête, celui-ci le renvoya dans son cagibi. Thomas s’allongea sur le dos, à même le sol, pour tenter d’échapper à la douleur qui lui vrillait les côtes. Dès qu’elle se mit en sourdine, il revit le visage d’Arnoldo. Les tentatives qu’il avait faites pour savoir qui était son geôlier s’étaient terminées par des hurlements ou des mensonges. « Nous sommes des citoyens qui en ont marre des malades de ton espèce ». Maintenant, Thomas savait qu’il connaissait ce visage. L’autre avait dit qu’il ne craignait rien, qu’il était du côté de la justice et que c’était plutôt à lui, « pauvre taré », de se faire du souci. Mais Thomas avait peur de découvrir à qui appartenait ce visage ; plus encore peut-être craignait-il d’afficher malgré lui cette découverte et d’encourir les sanctions qui s’abattent toujours sur ceux qui savent ce qu’on ne voudrait pas qu’ils sussent.
Ce soir-là, il entendit Arnoldo téléphoner en espagnol avec une intonation qu’il ne lui connaissait pas. Quelque chose entre la peur, la déférence et l’irritation. Il comprit vaguement que son geôlier parlait de lui. De toutes façons, Arnoldo se trouvait trop loin pour comprendre quoique ce fût de ce qui se tramait. Le murmure se diluait dans l’obscurité totale de la remise et Thomas plongea dans le sommeil pendant que son esprit parcourait les cases de sa mémoire à la recherche du visage dévoilé par le passe-montagne.
Le lendemain matin, un rayon de soleil le surprit par la porte entrouverte. Il se leva pour aller pisser et découvrit qu’il était seul. Libre. En tous cas, plus rien ne l’empêchait de l’être.
Ses geôliers l’avaient abandonné pendant la nuit. Il était seul, vêtu de bric et de broc, sans argent, sans nourriture ni la moindre idée d’où il pouvait bien se trouver. Il fit le tour du propriétaire et vit que le bâtiment principal n’était pas beaucoup plus confortable que sa remise. Il décida de marcher droit devant lui, jusqu’à ce qu’il trouve une route. Après tout, il ne s’en tirait pas si mal que ça.
Au bout d’une demi-heure de marche, il se dit qu’il s’était sûrement trompé de direction. En effet, il n’imaginait pas les autres marcher si longtemps avec tout leur équipement. Faire un grand cercle autour de la maison aurait été le meilleur moyen de trouver une route. Pourtant un refuge s’installe rarement dans un endroit proche d’une zone habitée… Lassé par ces atermoiements, Thomas revit dans un éclair le visage de celui qu’il ne savait pas s’appeler Arnoldo. Il connaissait ce visage.
Conscient de faire peut-être quelques heures de marche supplémentaires par sa faute, il décida de mettre ce laps de temps à profit pour revisiter le Kunstmuseum. Depuis quelques années, Thomas pratiquait en effet l’antique art de la mémoire et utilisait les musées comme palais mnémotechnique. Il associait à chaque salle, et parfois à chaque œuvre, un personnage, une histoire ou quoique ce soit dont il souhaitait se souvenir. L’association du lieu, de l’image et de l’idée rendait la remémoration plus facile. C’est ainsi qu’il avait rangé toutes ses connaissances féminines dans le musée Gustave Moreau. De Didon à la moindre de ses conquêtes, il se rappelait ainsi nombre d’anecdotes et de paroles que d’autres à sa place auraient oubliées depuis longtemps.
Après son dîner parisien avec Suzanne Stoeffel, il avait commencé de ranger tout ce qui touchait à l’affaire Van der Bilt dans les salles du Kunstmuseum de Bâle. Van der Bilt lui-même se tenait dans la cour, aux côtés des Bourgeois de Calais. Son assistant, le malheureux Algirdas, était un peu plus loin, près du Chillida. Mais il fallait monter jusqu’à Maillol pour voir son épouse Elsa brandir l’insigne de Biotrans et la carte postale d’Eguisheim comme les emblèmes d’une martyre. Suzanne bien sûr se trouvait au milieu des Picasso, pas très loin d’Hermann, qui discourait dans la salle Klee. Charles LaRue, mort invisible de la Cordillère, était rangé près du Christ mort de Holbein que Thomas n’avait pu voir lors de sa première visite.
Tout le Kunstmuseum se doublait ainsi d’un Musée Grévin dont chaque recoin conservait son personnage ou son histoire. Pourtant, contre toutes les recommandations des maîtres de l’art de la mémoire, Thomas changeait ses personnages de place au fur et à mesure de ses fantaisies. Müller se trouvait toujours attablé devant un café-fertig à la cafétéria. Mais Philippe, associé tout d’abord à Picasso, parce que ses lunettes jetaient sur son visage les déformations caractéristiques du Catalan, se trouvait maintenant près d’une Décollation de saint Jean dont il partageait les pulls effilochés et la mort par la tête. De même, Anne-Marie, qui avait commencé sa carrière près du Schweizer Narziss de Paul Camenish était ensuite passée près de plusieurs toiles et attendait encore une nouvelle affectation. En tous cas, Thomas la mettrait le plus loin possible de La Jeune fille et la Mort de Hans Baldung Grien, domaine inquiétant du Maître Rafaël.
La salle Böcklin accueillait Giovanni qui rêvait comme son hôte de ressouder l’Europe autour de son axe nord-sud. Chaque tableau, ou presque, avait enregistré l’un des discours érudits de l’Italien. S’amusant de ces clins d’œil et de son humour potache, Thomas parcourait les kilomètres de la forêt sans aucun ennui. Il entendait déjà le bruit lointain d’une route lorsqu’il entra pour finir dans le cabinet des estampes où se trouvaient rassemblés les documents glanés lors du séjour aux archives du Basler Zeitung. En ouvrant le lieu de mémoire correspondant à la photo de l’expédition dans les Andes, il vit ce qu’il cherchait depuis la veille. Le visage était là. Et c’était le visage d’un mort.
Même regard froid, mêmes lèvres pincées, même nez longiligne. Charles LaRue, mort dans les Andes trente ans plus tôt, ressuscitait dans le geôlier de Thomas. Après tout, personne n’avait jamais retrouvé son cadavre. Il avait peut-être vaincu la mort, mais comment expliquer qu’il se retrouvait aujourd’hui sous l’aspect du jeune homme qu’il était sur la photo trente ans auparavant ? Les pilules de longue vie recelaient-elles des qualités inconnues ?
La ressemblance pouvait aussi s’expliquer par une parenté. Un fils… Rafaël ne cessait de prédire le retour de l’ami sacrifié. Mais pour avoir un fils de cet âge, LaRue aurait dû survivre à son accident de montagne. Thomas s’interrogea sur ces hypothèses et sur ceux avec qui il pourrait en parler. Il ne trouva personne.
Au début de l’année 2003, les grands journaux du monde publièrent une offre de recrutement pour les 11 111 111 personnes destinées à construire la Nouvelle Jérusalem. Aucun détail n’était fourni, on précisait simplement que les élus verraient leurs vies prolongées jusqu’à deux cents ans. Des boîtes postales étaient prévues pour recevoir les dossiers de candidature, mais ceux-ci étaient limités à cinq lignes.
Malgré les démentis des scientifiques et les communiqués rageurs des Exhumanistes, l’offre fit l’effet d’une bombe. Elle devint le sujet presque unique des émissions de télévision et de ce qu’on appelait alors le débat politique. Les Etats découvrirent que des millions de citoyens étaient prêts à tout abandonner pour cette promesse de deux lignes. Ceux qui démentaient avec le plus de force cet espoir étaient précisément ceux qui vivaient de son marketing depuis des années : Exhumanistes, diététiciens, patrons de cliniques new-age ou stars du développement personnel.
Des conférences internationales furent consacrées au problème et l’ONU décida même d’une enquête pour tenter de savoir quelle puissance se cachait derrière tous ces remous. Mais toutes les tentatives pour élucider l’affaire se perdirent dans une multitude de sectes, de réseaux informatiques, de gurus autoproclamés et d’escrocs. La Nouvelle Jérusalem maîtrisait à merveille les technologies que les pays démocratiques refusent à leurs polices.
Tous les puissants espéraient que cela se tasserait et que le mensonge finirait par se dégonfler. Chacun dans son coin, Suzanne et Hermann espéraient eux que la folie de Johann n’irait pas jusqu’à menacer leurs petits empires.
S’était-il trompé ? Tout cela n’était-il finalement qu’une guerre domestique issue de vieilles querelles et de ressentiments inavoués ? Malgré les indices, Hermann peinait à croire que Johann et Suzanne, pussent être les ennemis mystérieux qu’il recherchait depuis presque deux ans. Il n’avait pas toujours été irréprochable, mais cette version domestique du conflit, en minimisant le péril, diminuait d’autant la majesté de la cause attaquée. D’autres auraient été soulagés de localiser la menace. Hermann en était déçu. Surtout, il était irrité. Que d’anciens proches osent ainsi le défier était insupportable ! Ils avaient peut-être leurs raisons, mais s’attaquer à la Fondation revenait à se faire l’agent du complot mondial qui visait à la domination de la médiocrité. Cela méritait un châtiment exemplaire.
Pour Giovanni, Thomas restait la cheville ouvrière du complot. Mais Hermann ne voulait pas céder là-dessus. Son monde était cohérent et trop de choses en Thomas ne collaient pas avec les soupçons de Giovanni. Bien sûr, les explications nébuleuses du Parisien, récupéré seul et sans papier dans un faubourg de Milan, posaient plus de questions qu’elles n’en résolvaient. Deux semaines sans donner de nouvelle. Hermann avait même dû demander à sa mère de ne plus appeler. «Je ne suis ni le tuteur, ni l’ange gardien de Thomas… ». Trois jours plus tard, l’artiste resurgissait à Milan. Une fois de plus, un intérêt bien innocent lui avait fait mettre le doigt sur un point crucial. L’amour de Paul Klee l’avait conduit à Van der Bilt. Celui d’une fille l’avait jeté chez Johann. Deux coïncidences qualifiaient. Au-delà, le doute serait permis.
Bien sûr, la fille avait été l’assistante de Van der Bilt. D’ailleurs il faudrait peut-être creuser cette piste, même si Thomas prétendait qu’elle n’avait rejoint Johann et sa Nouvelle Jérusalem qu’après la mort de Van der Bilt. Quoiqu’il en soit, Hermann ne comprenait toujours pas comment le jeune homme avait fait le rapprochement entre la secte, Johann, Suzanne… En tous cas, il apportait des informations précieuses sur les périls qui s’amoncelaient. Des informations que Giovanni n’avait pas su se procurer. Cette chance pouvait paraître insolente ou suspecte, mais rien ne l’obligeait à donner ses renseignements.
Giovanni prétendait que la mort de Philippe était le résultat d’une manipulation du Français. Cet entêtement énervait Hermann. Si Thomas était le plus fort, il fallait en faire un des dirigeants. La raison d’être de la Fondation était précisément de donner une place à ces forces étouffées par la masse amorphe du monde moderne. Considérant qu’un chef pouvait se tromper mais qu’il ne pouvait pas hésiter ni surtout subir les événements, Hermann fit appeler Giovanni.
- Giovanni, je voudrais que vous fassiez équipe avec Thomas.
- Mais…
- C’est moi qui décide ! Je sais ce que vous pensez. C’est votre affaire. Vous pouvez aussi décider de croire que je vous demande de le surveiller. Mais je ne veux plus de violence. Pour l’instant, il a rapporté plus d’informations que vous.
- Quelle sera notre mission ?
- Toujours la même chose : découvrir ceux qui nous en veulent. Thomas a retrouvé mon vieil ami Johann Takahashi. Il se fait appeler Rafaël, c’est le guru de la Nouvelle Jérusalem. Il est sur la liste des suspects. Il a quitté son château dans les Alpes pour disparaître dans la nature au moment où une campagne délirante menace notre pouvoir. Je veux que vous me confirmiez que c’est bien lui qui se cache derrière tout ça. Trouvez où se cache ce salopard et de qui il se cache.
- … et si nous le trouvons ?
- Voilà trois mois que les annonces de la Nouvelle Jérusalem sont parues. Déjà nos branches allemande, tchèque et brésilienne se sont envolées. Disparues. Pfouit !
- C’est clair. Pensez-vous que l’éliminer remettra tout dans l’ordre ?
- Que suggérez-vous ?
- Est-ce le premier qui trouve l’autre qui gagne ? Est-il seul ? N’a-t-il pas transmis son secret ?
- Giovanni ! Vous êtes comme mon fils et c’est pour ça que je vous laisse dire toutes ces bêtises. Je vous fais confiance plus qu’à quiconque : vous ai-je transmis mon secret ?
- Mais si…
- … si je meurs ? Rassurez-vous, nous allons mettre en place un système garantissant la pérennité de la Fondation… tout en garantissant ma sécurité. Ne vous inquiétez pas. Nous sommes plus près de la victoire que vous ne pensez.
Le pic de pollution rendait les Parisiens mornes et agressifs. Tout baignait dans un brouillard blanchâtre qui se matérialisait par une légère migraine et des picotements dans les muqueuses. Mais les camions continuaient d’empuantir l’atmosphère d’une ville congestionnée par des cohortes de touristes. Pour la millième fois Giovanni se raisonnait pour ne pas tenir Thomas responsable de cette situation.
Depuis trois jours, ils planquaient à tour de rôle à l’adresse où la poste livrait le courrier de la boîte postale française de la Nouvelle Jérusalem, un bâtiment indistinct marqué « Durand – Sanitaire-chauffage » dans une friche industrielle de la banlieue sud. Pour l’instant, ils n’avaient vu qu’une grosse femme entre deux âges, aux horaires d’une régularité psychotique. Concierge ou femme de ménage, elle recevait le ou les sacs postaux quotidiens et la courte cérémonie se concluait toujours par quelques banalités du chauffeur de la camionnette des services postaux. Le fonctionnaire et la gardienne se répétaient jusqu’à plus soif leurs formules, sorte de mantra populaire dont la mastication libérerait le sens caché du désespoir qui baignait tout aux alentours.
La prudence leur interdisait l’unique brasserie de la zone. Ils se réhydrataient donc à coup de boissons tièdes stockées dans leur voiture de location. Mais la malchance n’étant jamais absolue, ils profitaient de l’ombre d’un immense hangar abandonné. C’est là qu’ils attendaient, presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, souvent seuls et parfois ensemble.
- Combien de lettres peut-il y avoir dans un sac ?
- Qu’est-ce que ça peut bien nous foutre ?
Thomas replongea dans sa méditation silencieuse. Sans calculette et sans le nombre estimé de lettres contenues dans un sac postal, il avait du mal à se représenter la montagne de sacs que représentaient onze millions cent onze mille cent onze lettres.
- En tous cas, ils n’auront pas assez de candidats. Ou alors, ils ne feront pas de sélection. C’est bizarre.
- Et les mails ? Sont-ils si nuls ? Ce sont tes amis, non ?
- N’oublie pas que je faisais mon job !
- Mmm… Vas-y : continue le brain trust.
- Pourquoi donner un chiffre qui ne correspond pas à la réalité ? Est-ce un symbole ? Un message ?
- Ils sont cinglés, tu le dis toi-même.
- Oui, mais pas idiots. Sinon, ils ne donneraient pas tant de mal à tous ceux que cette affaire rend dingues… et si c’était du binaire ?
- 111 111 111 personnes, rapporté à la population mondiale, ça représente moins que le nombre de membres du parti dans un pays comme la Chine.
- C’est ça le but ? Le pouvoir ?
- What else ? Qu’est-ce qu’on cherche nous ?
Les discussions finissaient toujours dans ce marécage de méfiance et d’incompréhension. Il y planait le souvenir des claques et la violence passée restait l’indépassable horizon de deux hommes que tout pourtant semblait promettre à des desseins plus ambitieux. Cette limite les rendait encore plus hargneux l’un envers l’autre, contraints qu’ils étaient de se supporter dans une voiture immobilisée sur le parking d’une friche urbaine.
De la place de passager qu’il occupait, Thomas démarra le moteur et relança la clim. « Tu peux aller te promener » dit-il « Je t’appellerai s’il se passe quelque chose. » Ils ne savaient pas ce qui les attendaient, n’avaient pas fait de plan. Ils attendaient, convaincus qu’ils trouveraient tout de suite la bonne réponse à ce qui pouvait se passer – s’il se passait quelque chose. Ils ne parlaient de rien. Thomas avait bien vu que son compagnon dissimulait une arme dans la boîte à gants mais il s’étonnait surtout du tour qu’avaient pris les choses. Deux historiens de l’art, spécialistes des écoles de la fin du Xxè siècle et du baroque autrichien, transformés en hommes de main, dépouillés de leur passion commune pour n’échanger que des chamailleries sur l’ouverture de vitres ou sur la tiédeur de boissons, tout cela le dépassait. Ce n’était ni drôle, ni tragique. Ce n’était rien. Ça ressemblait à ce parking, à ces bâtiments garnis de tôles. En tous cas, ça ne cachait aucune signification permettant de trouver une issue. Il ricana doucement.
- Qu’est-ce qui se passe ?
- Je ne sais pas. Ça me fait drôle d’être ici, répondit Thomas.
- On est là pour localiser quelqu’un qui nous menace. Il n’y a rien de drôle à ça. Ce n’est pas le moment de nous faire une crise d’adolescence.
- Et toi, t’arrêtes jamais ? On est juste là pour repérer le coursier d’une bande de cinglés.
- Il y a des morts. Il y en aura d’autres.
- Mais putain ! Il y a des morts chaque fois que tu te trompes de rayon en achetant ton café dans le supermarché du coin. Ça ne t’a jamais frappé ? Il y en a partout des morts !
- Et la distance entre ton assiette et l’abattoir ? Ça te parle ça ? Là, c’est peut-être l’abattoir.
Voilà ce qui l’exaltait, ce taré. La possibilité de passer derrière le miroir de la violence. D’en être. Thomas fit malgré lui le parallèle entre cette journée d’attente et celle qu’il avait vécue près d’Anne-Marie lors du vol dans l’église belge. Sans l’attaque le soir de son initiation, il se dit même qu’il serait peut-être encore avec elle, à la Nouvelle Jérusalem. Il oubliait déjà ses derniers moments là-bas. Mais pourquoi tous les hommes de pouvoir qu’il avait approchés étaient-ils si dérangés ? Il comprenait sans se l’expliquer que la Fondation se destinait à des hommes comme Giovanni. Les bons élèves, Marc ou Thomas, n’avaient aucune chance. Les vrais chefs possédaient une source d’énergie maligne prompte à faire plier toutes les résistances. Le chef partage avec l’artiste cette anormalité monstrueuse qui soumet les masses. Plus de place hors de cette équation. Il fallait en être ou vivre sans Sécu.
Un peu plus tard, il se dit que l’ennui pourrait bien le transformer en traître. C’est l’ennui qui l’avait jeté dans les bras de la Fondation. Mais alors qu’il pouvait adhérer sans trop se forcer à la plupart des idéaux défendus par Hermann, une après-midi dans la voiture avec Giovanni avait presque raison de son engagement. Il n’y a pas loin du flottement au croupissement. Thomas détestait attendre. Et l’ennui c’est pire que l’attente. L’ennui c’est le sentiment qu’il n’y a rien à attendre. En plus, l’ennui suscite l’écœurement, le dégoût de soi. Car Thomas savait bien au fond qu’il y a toujours quelque chose à attendre.
Le moteur ronronnait doucement. La discrétion ne permettait pas une grosse voiture et l’air conditionné n’était donc pas autorégulé. Il fallait toujours tripoter les boutons. C’était le travail de Thomas. En bon psychopathe, Giovanni feignait de ne jamais être affecté par ces basses contingences. Il gardait ses yeux bleus fixés quelque part aux alentours de l’entrée du bâtiment de la Nouvelle Jérusalem. Il jouait au grand fauve en attendant que l’occasion se présente de passer à l’acte.
Thomas rêvait. Il pensait à son père qui avait toujours vécu dans un monde où le bien et le mal s’affrontaient. Aujourd’hui, le combat des intérêts particuliers ne formait plus que la toile de fond d’une lutte entre le sens et le non-sens. Ce parking était probablement le lieu d’une défaite passée. Les discours de son père ou de Giovanni ne collaient plus et les postures des artistes qui tentaient de faire le marketing de ce naufrage, n’en étaient que plus pathétiques.
Pourtant, Giovanni restait une énigme. Son accent d’aristocrate étranger, son physique, son engagement sans réserve dans une improbable mission, cette concentration de tous les instants… tout était fait pour que Thomas se sente coupable de l’indifférence et de l’ennui qui l’avaient saisi. Il se ressaisit en se disant que c’était quand même à lui qu’on devait d’être ici. Villeneuve Saint Georges ! Giovanni avait collecté plus d’une cinquantaine d’adresses postales de la Nouvelle Jérusalem à travers le monde et la perplexité les avait frappés devant l’ampleur de la tâche. Thomas s’était alors souvenu d’un épisode de la visite d’Anne-Marie à Paris, avant qu’il ne fût lui-même membre de la Nouvelle Jérusalem. « Comment fait-on pour aller à Villeneuve Saint Georges ? » avait-elle demandé. Thomas s’était proposé de l’accompagner – la banlieue… - mais la Bâloise s’y était absolument refusé. Niet. Non. Nein. Zone interdite.
Il se redressa dans son siège et dirigea ses regards au-delà de la barrière rouillée derrière laquelle la voiture était garée. « Durand – Sanitaire-chauffage ». Sur le parement de tôle blanche, un panneau de plastique à moitié détruit par des jets de pierres : « Accueil ». Il avait du mal à s’imaginer Anne-Marie dans ce décor. La seule note d’espoir était les quelques arbres qui reprenaient tranquillement possession du terrain. Combien de temps fallait-il pour que tout cela redevienne une forêt ? Mille ans ? Plus ? C’est le moi qui est haïssable. Encore deux millions d’années et tout serait en ordre.
A ce point de la rêverie de Thomas, Giovanni expira bruyamment puis fit claquer sa langue contre son palais. Son regard bleu s’était fixé sur une fille qui faisait les cent pas de l’autre côté de la rue. Thomas s’étonna du spectacle, insolite en ce lieu désert, et se retint de suggérer à son camarade d’évacuer les tensions qui semblaient le miner.
Après quelques allers-retours, la fille s’engage dans une sorte de venelle aveugle coincée entre un mur de parpaings et un tumulus de palettes abandonnées. L’endroit, retiré de la rue, se situe dans le prolongement exact du regard des deux hommes.
La fille se tient là un moment, aussi inintelligible qui les bâtiments qui l’entourent. Puis elle remonte sa courte jupe et s’accroupit, le dos à la rue. La tension magnifie sans retenue ce qu’elle donne à voir et les deux spectateurs scrutent avec appréhension la suite du mouvement. Bientôt, la légère déclivité du sol dirige vers la rue le filet qui donne du sens à la scène. Sa vessie vidée, la fille se relève. Elle laisse ses fesses à l’air le temps d’extraire un mouchoir en papier de son sac en bandoulière. Puis elle se torche, sans se presser mais avec de subtils mouvements du postérieur. Lorsque pour finir elle se retourne vers le trottoir, elle fixe sans ambages la voiture garée de l’autre côté de la rue.
- Merde, crache Giovanni.
Je me suis fait piéger par ce petit con. Comme par hasard, c’est lui qui se trouve à la place du passager, le genou contre la boîte à gant. De toutes façons, je n’aurais pas eu le temps. De l’autre côté des vitres, deux hommes cagoulés pointent des pistolets-mitrailleurs et font signe de sortir de la voiture. Une camionnette arrive sur le parking. La prostituée putative monte à l’avant pendant qu’à l’arrière on menotte et cagoule les passagers. Pourquoi continue-t-il de jouer le jeu ? Plus que la peur ou la déception devant l’échec, c’est la colère qui s’empare de Giovanni.
Se calmer. Se calmer. Respirer calmement. Longuement. Il faut éliminer cette tension qui ne demande qu’à exploser. Se concentrer. Réfléchir. Ses portes refermées, le véhicule emprunte un parcours de paranoïaque, propre à dérouter le pisteur apache qui pourrait se trouver à son bord ou à ses trousses. Demi-tours, ronds-points empruntés jusqu’à satiété, marches arrière. Giovanni se dit qu’il ne va pas mourir. Ces précautions s’adressent à lui, pour l’empêcher de retrouver son chemin. Bien sûr ! Et puis, il y a Thomas : ils ne vont pas griller un agent. Voilà pourquoi il continue le jeu. La grossièreté de ces manigances fait venir une nouvelle bouffée de bile sous la langue de Giovanni. Comment Hermann peut-il être aussi crédule ? Lui d’habitude si lucide, si génial !
La chaleur est insupportable. La colère se dispute maintenant avec l’abattement. Thomas ! Il est toujours là quand il se passe quelque chose ! Giovanni jurerait qu’il pourrait éclaircir le problème si on le laissait faire. Mais ce petit Parisien exerce sur Hermann une fascination néfaste qui lui fait nier l’évidence. Ses prétendues informations ne sont que des miettes qu’il lâche pour se tirer d’affaire ou pour se faire mousser. Un agent double ! Il joue peut-être le même jeu dans une autre organisation, attendant de voir qui l’emportera. L’engouement pour l’art ne suffit pas pour forger un idéal. Voilà bien ce qui différenciait Giovanni d’un Pascal ou d’un Thomas. L’idéal !
La camionnette roule toujours dans la fournaise et les passagers menottés sont obligés de s’arc-bouter contre les parois chauffées à blanc pour ne pas être projetés à terre. Cet effort et la concentration nécessaire pour résister à la chaleur annihilent toute velléités de résistance, toute attention suivie pour le monde extérieur. Mais Giovanni n’est pas n’importe qui. Il sent que l’on roule de plus en plus vite et que les bruits de la rue s’amenuisent. Il se sent fort. Il sait qu’il ne ressemble pas à tous ces petits soldats de la voyoucratie internationale. Ils gesticulent tous pour leur pitance. Les gros trompent les petits avec une ration supplémentaire et ceux–ci acceptent avec avidité de se faire couillonner. Le mépris et la certitude d’échapper à cette misère soutiennent Giovanni.
Le bruit des véhicules croisés montre une circulation fluide. Une nationale hors de Paris, la campagne. Le camion file vers sa destination mystérieuse sans qu’aucune parole ne soit prononcée. Giovanni tente de se préparer. Où peut-on bien l’emmener ? Quel peut être le but de ces ravisseurs silencieux ?
La camionnette ralentit, tourne brutalement et se met à secouer dans tous les sens. A nouveau, les jambes poussent les dos contre la paroi de métal. Au bout d’une dizaine de minutes, le véhicule s’arrête. On entend le bruit d’une vitre qui coulisse et la voix de la fille dans la cabine. Elle parle lentement, mais on comprend qu’elle lit son texte.
- Nous n’aimons pas beaucoup être espionnés. Vous pourriez mourir pour ça. Ici, personne ne vous retrouverait. Jamais. Mais il est temps de cesser cette guerre stupide et inutile. Dites à Hermann Campanella que notre Maître souhaite le rencontrer avec Suzanne Stoeffel. Voici un message pour lui. Les trois maîtres de la vie décideront ensemble d’un lieu de rencontre. D’ici là, pas de bêtises. Sortez du camion sans vous retourner. Les clefs de vos menottes sont dans une enveloppe à un kilomètre derrière vous. Vous pouvez enlever vos cagoules, mais à la moindre incartade, nous serons obligés de trouver d’autres messagers.
On ouvre la porte grinçante de la camionnette et des mains, plutôt prévenantes, poussent les deux captifs sur le chemin. Ces mains retirent les cagoules, mettent une enveloppe dans la main de Thomas et saisissent les épaules pour indiquer qu’il ne faut pas se retourner. Elles propulsent les deux chargés de mission comme deux véhicules inertes ou comme deux boules dans un jeu de quilles.
Après un trajet dans le brasier de l’utilitaire, la promenade en forêt peut passer pour une récompense. L’odeur des bois vient caresser la peau moite d’une petite brise qui produit aussi sur les feuilles la seule musique audible aux alentours. Mais Giovanni est en colère. En colère d’être traité comme un coursier, en colère de ne rien savoir sur ces gens qui savent tout de lui, en colère d’être obligé de passer par ce petit rituel dénué de sens. De surcroît, c’est Thomas qui a reçu le papier qui porte la procédure pour le rendez-vous. Pourquoi font-il tout cela ? Cet enlèvement ? Cette mise en scène ridicule ? Ces menaces inutiles ?
En quelques pas, il a distancé Thomas. Il ralentit tout en s’en voulant de ne pas se retourner pour savoir pourquoi l’autre lambine. Le voilà. Ils marchent maintenant de conserve en scrutant le sol pour achever leur libération. En silence aussi. Seuls les soupirs énervés de Giovanni troublent un peu le calme de la ballade.
- Ce n’est pas la Nouvelle Jérusalem !
- Quoi ?
- Je te dis que ces gens ne ressemblent pas à ceux de la Nouvelle Jérusalem.
- Thomas, tu es toujours plus malin que les autres. Mais on dirait vraiment que les catastrophes te poursuivent. Si tu sais quelque chose de plus que nous, tu devrais le dire, sinon tout ça finira mal ! Choisis ton camp !
- J’ai enquêté sur la Nouvelle Jérusalem et je ne pense pas que ces gens en fassent partie.
- Ils vont nous fixer un rendez-vous. Avec leur chef. Que te faut-il de plus ? La question reste : que veulent-ils de nous ?
- Ils n’ont jamais parlé de nous, mais de Hermann. Il a dit « les maîtres de la vie ». Cette expression ne correspond en rien aux délires de Rafaël, ou Johann Takahashi.
- Et alors ? Ils sont présents dans de nombreux pays. Il peut bien y avoir des variantes, des chapelles. Tiens, voilà nos clefs.
Dans la camionnette, Arnoldo finissait déjà de baiser la Mata-Hari marxiste-léniniste de la zone industrielle. Comme pour la remercier du coup de main, il tenta de donner le change en s’informant de l’action politique en France.
- Alors ? Les luttes en France ?
- Ça bouge ! répondit la jeune enthousiaste. Ça bouge ! On n’arrête plus. Le gouvernement ne peut pas faire passer une seule décision sans que le peuple ne soit dans la rue. Je crois que les conditions sont mûres pour des combats plus importants. Enfin… cela n’est pas de ma compétence. A mon niveau, on bloque les fac, on défile, on soutient les sans papiers…
L’internationalisme est une passion très diserte. En entendant ce discours, Arnoldo, qui bénéficiait tout de même d’une formation théorique plus sérieuse que celle de ses contacts européens, ressentit d’autant plus la légèreté de son action. Retrouver une troisième fois Thomas sur son chemin lui suggérait que son père poursuivait un but précis mais se sentir comme l’engrenage d’une machine qu’il ne comprenait pas dépassait ses limites. Tout en s’efforçant de manifester sa sympathie pour la jeune militante parisienne, il voyait trop leur communauté de destin pour rester calme. Même si cela semblait contraire aux ordres du Parti, il devait reprendre l’initiative, ou tout au moins comprendre ce qu’il faisait. En avoir le cœur net ! Il était persuadé que le monde ne pouvait sacrifier une nouvelle génération. Les multinationales triomphaient partout, les paysans mouraient sous les pesticides pulvérisés par les avions des grands propriétaires et les ouvriers ne touchaient que l’argent nécessaire à faire tourner la machine. Il fallait agir. Arnoldo devait retourner à Santiago le lendemain mais, pour une fois, il décida de ne pas obéir.
La honte est un poison qui distille lentement. Le retour à la Fondation fut l’épisode le plus désagréable sinon le plus pittoresque de l’histoire de deux messagers malgré eux. Dès que ses liens furent défaits et qu’il n’entendit plus le moteur du camion dans la forêt, Giovanni voulut voir la lettre. Thomas la lui tendit de bonne grâce. C’était une simple enveloppe portant le nom de Hermann Campanella. Mais elle était hermétiquement scellée. Ce signe explicite du fait qu’il ne comptait pour rien mit Giovanni dans tous ses états.
Les deux compagnons d’infortune rejoignirent comme ils le purent la zone industrielle où la voiture attendait sagement sous le panneau « Durand – Sanitaire-chauffage ». Giovanni fulminait toujours mais ses fulminations devenaient silencieuses au-delà d’un certain degré d’agacement et Thomas s’en accommodait très bien. Tout cela ne se déroulait peut-être pas comme ils l’auraient souhaité, mais depuis sa décision de forcer la porte de Van der Bilt, il se passait enfin de choses dans sa vie. Il n’y jouait pas les premiers rôles et n’y comprenait pas toujours tout, mais il se passait des choses. Il avait l’impression de vivre. Après tout, cette petite escapade en forêt tranchait plutôt agréablement sur les longues heures d’attente dans la zone industrielle.
Ce n’est qu’à la porte de l’hôtel que Giovanni desserra les dents : « On part dans vingt minutes ». Cet horaire, laxiste prenait en compte l’obsession de l’Italien pour l’hygiène. A n’importe qui d’autre, vingt minutes suffisaient largement pour se laver et boucler une valise. Mais cela ne suffisait pas à Thomas pour profiter vraiment d’une salle de bain. Un quart d’heure plus tard, il lisait donc tranquillement dans le lobby lorsque Giovanni lui cria : « Je prends le volant en premier. On changera vers Lyon ».
Mais la rumination des colères commençait de produire ses effets dévastateurs. Ils passèrent Dijon sans que Thomas n’ait pu fermer l’œil. Monologues rageurs, questions sans réponses s’enchaînaient sans que nulle lumière n’en jaillît. Aux détours de leurs impasses les deux émissaires nocturnes découvrirent tout de même que chacun détenait des informations ignorées de l’autre. Thomas raconta par le menu la raison du suicide de Pierre. Pour ne pas être de reste, Giovanni lui révéla quelques opérations très inamicales contre les intérêts de Biotrans. Ces obscurités symétriques exacerbèrent le dépit de l’un et la perplexité de l’autre. Quel jeu jouait donc Hermann ? N’aurait-il pas été possible de s’attaquer aux problèmes de façon conséquente ?
Giovanni parlait encore lorsque Thomas s’endormit enfin. A son réveil, l’Italien faisait des mouvements d’assouplissement sur une aire d’autoroute. Le moteur était froid.
Tu veux que je conduise ?
Non, ça va, répondit l’autre comme calmé des fureurs de la nuit par le spectacle des vacanciers sur la route des plages. J’ai appelé Hermann. Il nous attend dans deux heures.
Autour d’eux, les radios périphériques diffusaient les consignes d’usage. Boire. Ne pas laisser les bébés au soleil. Se reposer.
Vous vous êtes faits surprendre ? Cagoule… voyage en forêt… message ? Qu’est-ce que ce mauvais roman ? J’espère que ce que vous me rapportez ne sera pas aussi médiocre que cette comédie !
Hermann décacheta l’enveloppe et déplia la feuille qu’elle contenait. Un grognement. Il alluma l’ordinateur sur la table et patienta sans rien dire. Quand la machine lui rendit la main, il tapa quelques signes en regardant la lettre dont Thomas vit alors qu’elle ne comportait qu’une seule ligne écrite en bleu. Dix secondes plus tard, Hermann éclatait de rire.
C’est mon vieil ami Johann Takahashi, le « Maître » de Thomas.
Comment pouvez-vous en être si sûr ? s’enquit ce dernier qui ne démordait pas de ses doutes.
Il me dit ici deux choses et me pose deux questions qui nous permettront de dialoguer que si lui c’est lui et si moi suis moi… Vous ne comprenez pas ? Les mots de passes sont des réponses à des questions qui n’ont de sens que pour nous deux. Il est peut-être givré, mais il est toujours ingénieux... voyons voir ce qu’il raconte… Ah ! Ah ! Il me propose un rendez-vous, avec Suzanne. La paix des braves !
Etions-nous en guerre avec la Nouvelle Jérusalem, renchérit Thomas.
Non… mais ils savent que rien ne serait possible sans moi. Nous sommes à des âges où tout le monde devient raisonnable.
Je viens avec vous, l’interrompit Giovanni.
Non Giovanni. Ce n’est pas nécessaire.
Mais c’est peut-être un piège !
J’aurai mes gardes du corps. Ils sont plus qualifiés que toi pour cette mission. Pour le reste…
Thomas vit Giovanni s’enfoncer dans un état qu’il connaissait bien. Il en profita pour en remettre une couche :
Mais comment pouvez-vous être si sûr que ce sont bien vos amis que vous rencontrerez ? Comment être si sûr qu’il n’y aura pas de coup fourré ? Pourquoi ne pas appeler Suzanne par exemple ?
Merci pour tes conseils Thomas. Mais si c’est un coup fourré, ce ne peut être qu’une alliance entre Suzanne et Johann. Les appeler ne servirait à rien. Il faut que vous compreniez que c’est une histoire de trente – que dis-je ? – quarante ans. Il doit vous être difficile d’en saisir toutes les ficelles. J’ai beaucoup réfléchi ces derniers temps et je dois dire que les récits de Thomas sur Suzanne et Johann m’ont aidé. Si nous sommes unis tous les trois, nous serons les maîtres du monde. Je suis certain qu’ils se font la même réflexion. Tout le reste ne compte pas… Je les verrai dans trois jours… Aéroport de Santorin. Un messager m’attendra.
Giovanni fulminait. Thomas riait en lui-même et priait pour que le quatrième lascar, dont il n’avait pas osé révéler la résurrection, ne refît pas brutalement surface à Santorin.