Ad Marginem 5



Après quelques jours de canicule, le ciel commençait de mettre à exécution les menaces de Météo France. De furieux tourbillons de vent dressaient sur la capitale des totems de papier gras salués par un tonnerre hollywoodien. Tout cela ne distrayait pas la famille Letourneur des ses préparatifs de vacances ni Thomas de l’insigne et de la carte postale reçus d’Elsa. Il les tournait et les retournait pour la centième fois entre ses mains. Fallait-il les montrer à Hermann ? Ces objets trop opaques ne risquaient-ils pas de l’énerver encore plus ? Et si Hermann le croyait vraiment de l’autre camp ? Si tout cela n’était que la proposition détournée de trahir ceux que Giovanni croyait les amis de Thomas ? Des paratonnerres intelligents ? Tout d’abord, cette peur lui parut absurde. N’en savait-il pas assez pour se protéger ? Mais au fond se dit-il, qui lui ferait confiance ? La police ? Qui l’avait cru pour le Ad Marginem ? Et pour le reste ? Toute cette merde ne crevait-elle pas les yeux ? Le sentiment d’impunité qu’il décelait chez Hermann et même chez Suzanne Stoeffel l’inquiétait. Leur manière d’agir sous-entendait qu’ils ne répondaient pas aux règles communes, qu’ils se battaient sur un terrain débarrassé des illusions de la société. C’est ce qu’ils avaient d’exaltant et d’effrayant.

En bas, les progrès de l’individualisme et la disparition des valeurs communes généraient le désordre ; en haut, ces phénomènes hérités du XXè siècle ouvraient sur une société que seuls quelques auteurs de science-fiction paranoïaques avaient aperçue dans leurs cauchemars.

Alors, comme pour faire le point sur ce qu’il savait, Thomas commença d’écrire son histoire. Il se sentait vaguement ridicule en rédigeant les phrases d’un récit dont il ignorait le lecteur. Ne suffirait-il pas de dire à Hermann et à Giovanni qu’il avait pris ses précautions ? Quelle différence cela ferait-il en fin de compte ? L’existence du texte comptait peu pour la fonction qui était la sienne. Passant outre ce débat stérile, et n’ayant rien d’autre à faire, Thomas se mit donc tout de même à polir les phrases d’un rapport qu’il voulut objectif. Maupassant en visite à la Fondation. Après l’avoir imprimé, il l’enfouit dans un dossier caché de son disque dur et mit les feuilles dans une grande enveloppe cachetée. Un petit rire nerveux le saisit lorsqu’il s’interrogea sur ce qu’il fallait écrire sur l’enveloppe. Le nom de Müller ne fut pas long à s’imposer. C’était le seul destinataire possible d’un tel envoi. Thomas inscrivit donc son nom et l’adresse du commissariat de Bâle sur l’étiquette et rangea l’enveloppe dans un tiroir de son petit bureau d’écolier.

Plus tard dans l’après-midi, il se dit que Müller ne trouverait certainement pas son bonheur dans son récit. Sa description campait un tableau clair et accablant de la Fondation, mais les redondances littéraires ne seraient d’aucun secours devant un juge. Il rouvrit l’enveloppe pour rajouter un feuillet sur Merisi. L’assassinat du conservateur d’Ecouen n’était pas de son ressort et Thomas s’était bien gardé de chercher là-bas les fruits acides d’une curiosité taboue. Mais si Müller recevait un jour cette lettre – il se reprit à sourire – il serait peut-être content d’y trouver ce nouveau jalon pour l’enquête.

Au dîner, il annonça qu’il repartait pour la Fondation. « Un spécialiste américain vient quelques jours en visite. Ce serait trop bête de ne pas en profiter. » Comme toujours, son père se réjouit du mépris de Thomas pour les vacances « à la fonctionnaire », et sa mère n’osa pas lui dire qu’elle ne croyait pas un mot de cette explication. Thomas sentait cette défiance et regrettait de ne plus retrouver avec elle le chemin d’un langage vrai. Mais sa vie lui semblait trop compliquée pour une mère. Quant à ses petites sœurs, elles enrageaient de devoir renoncer in extremis à leurs rêves de sorties dans les boîtes de Belle-île.

- Ça ne se fait pas ! Tu ne penses qu’à toi Thomas !

- J’espère au moins qu’il fera beau, dit l’autre. Ça fait peur toutes ces tempêtes.

- Oui, on dirait bien qu’on va encore y avoir droit ce soir. Tu entends comme ça souffle ?

- Pas d’angoisse les filles, pontifia le père, le climat a toujours connu des variations. Il y a vingt millions d’années il faisait vingt deux degrés au Pôle Nord.

- Vous pouvez dire ce que vous voulez, dit sa mère, ça ne consolera pas la veuve du monsieur qui s’est fait écraser par un platane le mois dernier au bout de la rue. Tout ça me fait peur…

- Il y a toujours eu des gens pour être inquiets et pour penser que c’était mieux du temps de leur jeunesse, répliqua Thomas sous le regard complice de son père.

- Je ne peux parler que de ce que je connais, dit la mère. Quand j’étais jeune, en Bretagne, il y avait plus d’oiseaux, plus de poissons et plus de papillons. A vous entendre, on croirait que ce n’est pas bien de s’en souvenir.


Le lendemain matin, la radio ne parlait que des dégâts causés par les orages de la nuit. Arbres arrachés, électricité coupée, TGV stoppé, caves dévastées. Thomas pensa que son attitude semblerait peut-être moins erratique sur cet arrière-plan de catastrophe, mais sa mère était encore plus anxieuse que la vieille. Il téléphona devant elle à l’aéroport pour s’assurer d’un vol et lui promit d’appeler dès l’atterrissage à Nice.

L’avion se trouvait à moitié vide. Thomas prit ses aises et s’installa près d’un hublot. D’en haut, la France étincelait sous un ciel limpide, purgé par les fureurs de la nuit. Il se demandait souvent ce qui poussait tant de gens à dépenser tant d’argent pour faire tant de kilomètres. Lui, il traversait le pays pour dire à son protecteur qu’il y avait un traître dans ses rangs. Glorieuse mission ! Internet, le téléphone ou même la poste ne pouvaient-ils y suffire ? Le cortex planétaire bafouillait. Et puis, n’aurait-il pas été préférable de démasquer le coupable avant d’enfiler le costume de celui par qui le scandale arrive ? Au risque de prendre de nouvelles baffes ?

Thomas s’interrogeait de plus en plus sur le guru d’Anne-Marie. Une secte très bâloise parlait elle aussi de longue vie… Craignant les réactions de Hermann, Thomas hésitait encore à lui parler de Rafaël et mesurait combien son enquête était embryonnaire. Lassé de ces interrogations, il décida d’annoncer ses déductions telles quelles et de montrer l’insigne et la carte postale sans faire part de ses supputations concernant la Nouvelle Jérusalem.

Fidèle à sa promesse, il rebrancha son portable dès la sortie de l’avion. En constatant combien ce coup de fil lui pesait et combien Belle-île l’ennuyait maintenant, il mesura le changement qu’avaient opéré sur lui cette dernière année. Sa mère, toujours inquiète, lui dit qu’elle le rappellerait le lendemain pour savoir comment se passait son séjour. Il pestait déjà contre lui-même et contre le monde entier lorsqu’il se souvint n’avoir prévenu personne de son arrivée. Il n’en était pas à son premier oubli et connaissait donc la marche à suivre. Il se dirigea vers l’arrêt de bus d’où il préviendrait de son heure d’arrivée dans le village le plus proche.

Il tentait de comprendre les horaires de bus affichés en face de l’aéroport lorsqu’un vieil homme sortit d’une voiture pour lui parler. « Vous allez chez Campanella ? Je crois qu’on s’est déjà croisés là-bas. Je vous emmène ? » Tout en reconnaissant vaguement son interlocuteur, Thomas était à peu près sûr de ne l’avoir jamais vu chez Hermann. A la Fondation, les visites n’étaient jamais anodines. Mais il accepta l’invitation, moitié pour ne pas froisser le vieil homme et moitié pour la satisfaction morale de ne pas céder à son appréhension. Il avait tort.

Il faut dire que l’homme ne semblait pas très menaçant. Une souffrance indicible transpirait sous ses paroles amicales. Sa mine grisâtre et ses yeux cernés trahissaient une affection lancinante ou du sommeil en retard. Tout dans son attitude démentait la chaleur laborieuse de son élocution. Mais il suscitait plus de pitié que de crainte. La voiture dans laquelle il offrait une place à Thomas était sale. Les tapis de sol étaient maculés de boue et l’habitacle empestait le tabac froid. L’homme prit le volant et se mit à conduire en silence. En sortant de l’agglomération, Thomas fut bien tenté de lui indiquer le meilleur chemin pour rejoindre la route de la Fondation, mais un tel sentiment de lassitude s’était abattu sur la voiture qu’il laissa filer le vieillard. La direction générale était la bonne.

Quelques kilomètres plus loin, l’homme arrêta la voiture sous prétexte d’aller se soulager. La campagne était déserte malgré quelques bolides qui fonçaient sur la route. Soudain Thomas se rappela l’endroit où il avait vu le vieil homme. Le vernissage du Kunstmuseum. Etait-ce lui qui l’avait surveillé pour Giovanni durant son séjour à Bâle ? Et sa nouvelle rencontre avec Suzanne Stoeffel allait-elle lui valoir d’autres baffes ? Pourquoi l’attendre alors à la gare ? Thomas n’eut pas le temps de s’impatienter que deux hommes entraient dans la voiture.

Lorsqu’il se réveille, on l’a saucissonné sur une chaise de fer dans une buanderie désaffectée. Il a mal au cœur et sa tête tourne un peu. Le pire, cette fois encore, c’est le sentiment de l’avoir cherché. Deux fois en quinze jours ! Il se sent encore trop sonné pour avoir vraiment peur. Le chant des cigales lui parvient par un vasistas ouvert sur une cour anglaise. Pas d’autre bruit, même lointain. Mais cette berceuse n’arrive pas à endormir la douleur de ses membres ankylosés. La corde lui coupe les chairs à chaque tentative de mouvement. L’attente lui paraît donc longue, très longue, et c’est comme une délivrance qu’il accueille les bruits de pas sur le gravier qui doit entourer la maison.

Le vieil homme de l’aéroport ouvre la porte, allume le néon et se plante devant lui sans rien dire. Par ses grognements Thomas tente de lui signifier une souffrance, mais l’autre semble inaccessible, perdu dans ses pensées. Toujours aussi triste et morose, mais très loin, comme s’il ne daigne pas voir le spectacle désolant qu’il s’offre à lui-même. Thomas finit par se calmer. Une grosse mouche tourne dans la pièce en bourdonnant. Un solo sur l’orchestre abrutissant des cigales.

La mouche finit par repartir. Longtemps plus tard, l’homme soupire. Il se rapproche de Thomas et lui fait un geste d’avertissement en levant le doigt quelques secondes. Puis il entreprend de le détacher. Le jeune homme essaye de se lever, mais il en est encore incapable et doit se rasseoir pour écouter les paroles du vieillard en massant ses muscles endoloris.

- Je suis le père de Matthieu Wendling, dit-il enfin. Je vous supplie de me le rendre.

- Qui est Matthieu Wendling ?

- Inutile… Les deux hommes là-haut sont des professionnels. C’est vous contre Matthieu. Pas de discussion, pas de négociation.

C’est à Thomas de rester muet. Cette fois encore, on l’a frappé et emprisonné pour une raison qu’il ne comprend pas, pour un combat qui n’est pas le sien.

- Vous ne connaissez peut-être même pas son nom, reprit le vieil homme, mais c’est mon fils et son ami Hans-Jurg Spoerri qui vous ou vos amis ont enlevés.

Comme s’il surgissait d’un passé lointain, le dîner avec Suzanne Stoeffel lui revient finalement à l’esprit. « Deux de mes plus proches collaborateurs viennent de disparaître… » Thomas se dit qu’il avait dû voir son interlocuteur lors du vernissage. Tout s’explique.

- Madame Stoeffel m’a parlé de cette affaire, mais je vous assure que je n’y suis pour rien…

- Je suis trop vieux pour faire confiance à qui que ce soit lié de près ou de loin à Hermann Campanella, à Suzanne Stoeffel… malgré tout ce que je leur dois.

- Mais que voulez-vous que…

- Non ! coupe-t-il avec impatience. Rendez-moi mon fils ou les choses vont devenir très désagréables pour vous.

Thomas voit que le vieil homme pleure. La mouche est revenue et tourne de plus belle au milieu de la pièce. Quel attrait des animaux si bien organisés peuvent-ils trouver à cette buanderie ? Néon, béton. Quel intérêt ? La résonance pour mieux mesurer son propre bruit ? La sécurité, loin des hirondelles ? La proximité fascinante des hommes ? Dans un conte oriental, Thomas pénétrerait l’esprit de l’insecte pour retourner en sa faveur le match qui l’oppose au vieil homme. Mais il se rend vite à l’évidence : La vraie vie ressemble rarement à un conte oriental.

Bien sûr, tout cela peut être manigancé par Giovanni… ou par Hermann. Cette intuition frappe Thomas lorsqu’il parle de Suzanne. Trop tard. Qu’importe ? Si le vieux est ce que Thomas craint qu’il soit, il est vraiment trop fort pour lui. Avec un peu d’irritation Thomas se dit qu’il ne faudrait pas que l’habitude de se taire devienne une excuse pour ne plus réfléchir.

Le vieil homme continue de chialer en silence, comme s’il attendait une réponse avant de livrer Thomas à ses « professionnels ». Mais la veine est tarie, les portes de la discussion sont verrouillées, il n’a que l’alternative de s’enfoncer un peu plus en lui-même. De nouvelles minutes de silence s’égrènent lentement.

Décidément imprévisible, le vieil homme reprend la parole.

- A votre âge non plus je n’aurais pas répondu. Mais vous avez tort ! Je ne l’ai compris que la semaine dernière. A soixante-dix-huit ans ! Vous voyez le tableau ? Vingt-deux ans que je m’occupe des finances de Suzanne. Et avant, je travaillais pour son père. On peut dire que j’y ai toujours cru. Enfin… ceux qui y croient vraiment ne peuvent pas faire fonctionner la machine. Je me souviendrai toujours de cette comptable que j’avais engagée. Trop exacte ! Elle repassait derrière moi, et elle était fière de corriger ce qu’elle appelait mes erreurs. J’ai dû la renvoyer. Dommage. C’était la meilleure que j’ai jamais eue. Elle y croyait, mais elle ne comprenait pas ce qu’elle faisait. Moi, j’y croyais comme tout le monde. En pensant que je m’en tirerais mieux que les autres. Plus d’argent, plus de pouvoir. Je n’avais pas compris. Je leur ai donné ma vie. Et ils ont pris celle de mon fils. Passer ses nuits au labo ou se faire enlever par un concurrent, au fond c’est la même chose. Vous ne croyez pas ? A quoi bon vivre deux cents ans grâce à leur médicament si mon fils n’est pas là ? J’ai mis longtemps avant de comprendre, mais maintenant, c’est fini. Si vous continuez à vous entêter, vous aller vivre en quelques heures ce que la famille Stoeffel a mis plus de quarante ans à me faire avaler. Mais vous n’êtes pas obligé de tout donner pour protéger Hermann. A votre place, il n’hésiterait pas une seconde. Vous me croirez si vous voulez, mais je n’ai jamais vu d’entreprise où l’énergie dépensée pour nuire n’était pas supérieure à celle dépensée pour faire avancer la cause commune… oui, la cause commune, non pas l’alibi qui sert à tout couvrir, mais bien l’intérêt du groupe. Tous les hommes se haïssent naturellement les uns les autres. Si les énergies convergeaient, on aurait la force d’une armée de fourmis, les Huns déferlant sur le monde. J’ai longtemps rêvé de ça. C’est pour ça que j’ai renvoyé la fille dont je vous parlais tout à l’heure. Et bien d’autres encore. Resserrer les énergies… J’ai compris maintenant que le pouvoir est indissociable du mensonge et qu’on ne peut construire une armée de fourmis sur le mensonge. Il y a toujours une faille. Les nécessités biologiques. Au fond, il ne reste que ça. Il ne fallait pas me prendre mon fils…

Durant son monologue, l’homme s’est mis à faire les cent pas autour de la chaise de Thomas. Après son geste de mise en garde au moment de le détacher, il ne l’a plus jamais regardé dans les yeux. Maintenant, il semble réfléchir en silence. Thomas se dit qu’au fond il ne compte pas. Il n’est que l’instrument passif d’une démonstration que l’homme veut se faire à lui-même. « Bon, reprend enfin le vieil homme, je vais vous laisser aux mains de mes employés. Si vous saviez comme vous avez tort ! » Et il sort lentement de la pièce sans se retourner ni se préoccuper d’une éventuelle évasion. Il s’est remis à pleurer.

Thomas sent son cœur battre plus fort et son souffle se raccourcir. Il entend de nouveau des pas sur le gravier. Cette fois-ci, ils arrivent et Thomas ne peut plus douter. Ça risque d’être sa fête.

En sortant le vieil homme a mal refermé la porte qui baille un peu sur un petit escalier. Aussi Thomas entend-il distinctement « Attends-moi, je vais pisser » avant que des pas s’éloignent dans le gravier et que d’autres pas se rapprochent. Le professionnel descend les marches. En tremblant comme une feuille Thomas ramasse son petit sac à dos que les autres ont dû fouiller avant de l’abandonner par terre. Il n’a que le temps de se glisser derrière la porte. L’autre arrive. Le jeune historien de l’art n’a pas une stature de catcheur, mais sa peur et la force centrifuge suffisent à donner à sa bibliothèque portative la vertu de surprendre le voyou trop confiant. L’instant d’après Thomas s’abîme les phalanges sur un cuir chevelu presqu’à nu. L’homme empeste la cigarette et la sueur. En le voyant à genoux, il redouble de rage et ce n’est qu’en voyant ses baskets tâchés de sang qu’il comprend que l’autre ne le poursuivra pas.

Il reprend son petit sac – il lui doit bien ça – prie pour que les toilettes s’ouvrent sur l’autre côté de la maison, et s’élance dans le jardin. En quelques enjambées, il a dévalé la pelouse. Avec moins d’un pipi d’avance, il sait qu’il ne doit pas lambiner. Il franchit le petit mur blanc sans un regard pour le paysage et fonce dans la pinède sans réfléchir. Il continue de courir dans le sens de la pente. Il se prend même à sourire en répétant comme un gamin : »Je peux plus m’arrêteeeer ! ». Ses jambes tremblent et sa poitrine explose. Il manque de tomber plusieurs fois, s’arrache les mains sur les branches auxquelles il se raccroche, puis s’arrête quelques instants afin de reprendre haleine en tendant l’oreille. Plus haut dans la forêt, il entend le bruit du bois mort et des aiguilles de pin qu’on écrase. Il sait que l’autre est en chemin.

A peu près certain de ne pas renouveler son exploit de la buanderie, Thomas décide d’esquiver le danger. Une veine rocheuse à flanc de coteau lui donne l’occasion de quitter le boulevard qui court dans le sous-bois. Si l’autre n’est pas fils de Cheyenne, il aura fort à faire pour retrouver sa trace. En quelques dizaines de mètres le décor se transforme radicalement. Thomas progresse maintenant à mi-pente d’une gorge rocheuse qui se resserre de plus en plus. Son allure s’en trouve ralentie et, plusieurs fois, il doit recourir à l’escalade pour chercher un passage sur la paroi. Ces préoccupations nouvelles le calment un peu. Les tractations périlleuses avec la montagne l’ont presque soustrait à sa panique lorsque soudain – tous les voyous ne sont décidément pas formés au métier qu’ils pratiquent – un coup de feu fait éclater la roche à ses côtés.

Terrorisé, Thomas n’a d’autre échappatoire que de se coller à la montagne pour éviter de nouveaux tirs. Ce qu’il entrevoit en plongeant derrière son abri, c’est un vigile. Un homme de taille moyenne, crâne rasé, qui remet une arme sous son blouson en s’approchant de la falaise. Un rapide tour d’horizon fait comprendre à Thomas qu’il est fait comme un rat. La seule porte de sortie se trouve, peut-être, vers le haut. Dissimulé par les rochers, cet hypothétique chemin l’exposerait à coup sûr au feu nourri de son adversaire. En souriant malgré lui sur cette métaphore de notre condition, Thomas cherche d’autres solutions. Le bruit des pierres qui roulent le renseigne sur l’avance du porte-flingue.

Le soleil qui se couche jette des reflets orange sur la gorge et sculpte le moindre geste en ombres démesurées. A sa gauche, Thomas voit un faux plat prolongé par une pente plus douce qui le mettrait à découvert. A droite le chemin est impraticable. Il ne reste qu’à monter. Thomas rassemble son courage et son énergie pour gravir quelques gradins rocheux de plus jusqu’à la plateforme qui surplombe la paroi. De son nouveau refuge il sait au moins que l’autre devra l’aborder en position défavorable. Il entend maintenant son souffle bruyant et des menaces proférées en des termes qui ne laissent malheureusement aucun doute sur l’extraction modeste de l’adversaire. Thomas lève les yeux pour chercher un nouveau répit, mais son asile ressemble à un cul-de-sac. En se penchant il peut voir l’autre jurer dans la caillasse à quatre mètres de son minuscule asile.

En reculant pour se blottir au fond de son abri, Thomas trébuche sur une grosse pierre qu’il déchausse de sa gangue de terre. Après un bref instant de stupeur, il finit de la sortir du sol en s’arc-boutant à la paroi. Prêt à tout pour repousser un assaut que l’autre lui promet violent, il se remet debout et lâche son arme providentielle sur la tête de l’individu qui se trouve presque à la verticale. Après un craquement sinistre, il ne se passe rien durant une ou deux secondes. La pierre continue de rouler jusqu’au fond de la gorge dans un mouvement que la peur assimile aux meilleurs ralentis cinématographiques. Ce n’est que lorsqu’elle est immobile que l’homme lâche prise et part la rejoindre en rebondissant sur les aspérités de la paroi.

Contrairement aux durs de l’écran qui rendent leur pitance à la première bavure, Thomas se sent plutôt soulagé par cette issue. « Légitime défense Monsieur le Juge ! » se surprend-il à répéter. Il voit en un éclair des cohortes d’inspecteurs cyclothymiques relever patiemment les innombrables traces d’ADN semées dans la forêt, les pandores à Saint-Cloud, les murs lépreux de la Santé… « Le taux d’élucidation des homicides est de 77% ». Cette phrase lue jadis, surgit des recoins le plus éloignés de sa mémoire. « Légitime défense Monsieur le Juge ! » Ne serait-ce pas plutôt 7,7% ? Et là-dedans on compte les innocents… Il serait peut-être plus prudent que cela ne soit pas un homicide ! Il achève de détruire à coups de talon la plateforme d’où le bloc meurtrier s’est détaché. « Accident tragique dans les Alpes de Haute Provence »… pas mal… « Un homme armé, connu des services de police… »… quelques gravats roulent jusqu’au cadavre. Thomas prend le chemin qui l’éloigne le plus rapidement de la scène. Sur le versant opposé, la villa d’où il s’est enfui semble déserte. Le mensonge engendre peut-être la violence, mais cette fois, c’est la violence qui le précipite dans le mensonge.


La Suisse est un petit pays, mais il y reste pourtant des lieux protégés de tout. C’est en ce faisant cette réflexion qu’Anne-Marie prit le chemin qui montait au château de la Nouvelle Jérusalem. Elle y passait dorénavant près d’un week-end sur deux et voulait croire qu’elle puisait ici la force de soigner sa mère sans que ce sacrifice ne lui causât du ressentiment.

Le château se trouvait derrière une sombre forêt, à la lisière de grasses prairies qui montent à l’assaut des sommets alpins. Un de ces endroits où l’on veut confondre la beauté du paysage et le souffle de l’esprit.

Sa passagère commençait à donner les signes de la plus grande agitation. La femme du pilote de ligne profitait parfois de la voiture d’Anne-Marie lorsque son mari partait pour le bout du monde. Et chaque fois, la même scène recommençait. La même fièvre, les mêmes vapeurs. Anne-Marie ressentait un agacement sous lequel elle ne savait pas reconnaître la jalousie.

Anne-Marie ragea d’être mise à nue. Elle s’était souvent demandée pourquoi le moindre regard posé sur un garçon la faisait se sentir coupable alors qu’elle s’accommodait si bien d’aventures féminines. Une intellectuelle oisive venait de lui donner la réponse. Et elle s’apprêtait à récidiver.

Elle en avait déjà trop entendu. Anne-Marie haïssait cette bourgeoise à l’aise qui la sommait de grandir et de quitter sa mère. Elle savait bien que ce moment arriverait. Cela l’obsédait même de plus en plus. Avec Thomas, ils n’avaient toujours pas pu dépasser le plaisir qu’ils prenaient à se revoir de temps en temps. Pourtant elle n’imaginait pas d’autre homme à ses côtés pour la cérémonie de la Propitiation. Au fond, la décision était prise. Elle était sur le bord du plongeoir. Anne-Marie savait même qu’il l’attendait mais elle répugnait à poursuivre sur ce sujet devant une passagère aussi pontifiante.

Autour des montagnes, des deltaplanes multicolores signalaient un jour de grande affluence au château. Anne-Marie revit en rêve les cerfs-volants de son enfance sur la colline du Bruderholz.


Après une nuit dans la montagne, privé de réseau téléphonique et sans avoir osé se signaler à la population par la prise d’un petit déjeuner qui lui fit cruellement défaut, Thomas choisit un abribus discret pour appeler la Fondation. Hermann le reçut dès son arrivée.

- Eh bien Thomas, que vous est-il arrivé ? dit-il en voyant les contusions qui témoignaient au front du jeune homme des aventures de la veille.

- Avez-vous fait enlever deux collaborateurs de Suzanne Stoeffel ?

- Où allez-vous chercher tout cela ?

- Madame Stoeffel l’a bien cru jusqu’à ce que je l’en dissuade.

- On m’a dit que vous fréquentiez mon ancienne épouse. Ce n’est tout de même pas elle qui vous a fait toutes ces bosses ?

- Hier midi, le père d’un des collaborateurs disparus de Madame Stoeffel m’a enlevé. J’ai beaucoup de chance d’être là, dit Thomas en entamant le récit de ses mésaventures.

- Pour ne rien vous cacher, reprit Hermann, la police m’a questionné sur ces disparitions. Cela m’a beaucoup fait rire. Ce fut également un réconfort de voir l’incompréhension qui nous entoure. Est-ce de cela dont vous vouliez me parler lors de votre… différent avec Giovanni ?

- Euh… Non…

- Alors, qu’avez-vous trouvé ?

- J’ai la certitude que ce n’est pas au Kunstmuseum que les assassins ont eu l’information concernant Van der Bilt.

- Qu’est-ce que ça change ?

- Si l’information ne vient pas de Bâle…

- Je vous vois venir. Giovanni avait raison ! Vous êtes un fouteur de merde ! cria Hermann.

- Pas de nouvelles menaces : j’ai pris mes précautions. Vous feriez mieux de réfléchir à ce que je vous dis. Je suis sûr qu’une enquête dans l’entourage de Merisi mènerait au même résultat.

- C’est tout ce que vous me rapportez d’une semaine à Bâle ? dit Hermann en se calmant un peu.

- Non, répondit Thomas qui préparait la parade à cette accusation, je voulais vous montrer cet insigne et cette carte postale. Van der Bilt les a reçus quelques jours avant de mourir.

Hermann reste longtemps silencieux. L’espace d’un instant, en regardant la carte postale, son œil prend un éclat singulier. Thomas sent qu’il marque des points. Ce silence est certainement mis à profit pour repenser à ce qu’il venait de dire. Un traître à la Fondation ! Hermann doit maintenant s’interroger sur les mobiles des assassinats de Van der Bilt et de Merisi. Cette question fondamentale a toujours été négligée dans le délire paranoïaque et mégalomane du groupuscule.

Oubliant Thomas, Hermann agrippe son téléphone pour demander à Philippe de venir le rejoindre. Thomas sait maintenant que le bras droit n’est qu’un ancien laborantin, une petite main. Ses grands airs ne l’impressionnent plus. Il se lève tout de même à son arrivée. Derrière les lunettes qui brouillent son regard, l’autre a son air habituel de chercheur fou. Il salue le jeune boursier sans le voir et se retourne d’un air attentif vers Hermann. D’un geste ce dernier le fait asseoir à côté de Thomas et, sans un mot, il lui met la carte postale sous les yeux.

Philippe saisit la carte, regarde la photo, la retourne, puis la repose sur le bureau. De blafard qu’il est d’habitude, son teint devient cadavérique. Il se lève, droit comme un i, les yeux perdus dans le lointain, quelque part au-dessus de Hermann : « Je vais tout t’expliquer » articule-t-il d’un ton monocorde. Sans précipitation, mais comme s’il était mû par quelque force irrésistible, il quitte la pièce.

Hermann soupire longuement

- Je ne sais pas ce que cela va donner, mais il semble que vous ayez reniflé quelque chose.

- Pourquoi avez-vous montré cette carte à Philippe ?

- Eguisheim est le village où Philippe rencontrait Van der Bilt. Avec eux, je pensais être le seul à connaître le lieu de ces rendez-vous.

- Cela voudrait donc dire que…

- Attendons. Philippe m’a promis des explications.

Hermann n’a pas fini sa phrase qu’un coup de feu retentit. Son visage se renfrogne. Plus tard, Thomas réalise que ce n’était pas la surprise qui venait de figer l’expression de son patron. Hermann avait déjà tout compris, tout prévu.

L’attente n’est pas longue. Un employé de la Fondation, légèrement essoufflé, vint frapper à la porte, tautologique :

- Monsieur, c’est Philippe…

- J’arrive, dit Hermann dont il est difficile de savoir quels sentiments lui suggère le tour que prennent les choses.

Thomas suit les deux hommes jusqu’à l’appartement de Philippe. Celui-ci gît dans sa baignoire, le crâne explosé. Thomas ne peut s’empêcher de grimacer en pensant qu’il n’a pas voulu salir. Il a retiré ses chaussures et ses lunettes sont soigneusement posées sur la tablette au-dessus du lavabo. Mais la baignoire est fracturée par la balle. On ne peut jamais tout prévoir. Est-ce le résultat de ce contexte un peu ridicule ? En tous cas, Thomas ne ressent toujours pas ce haut le cœur qui accueille comme un bizutage tous les apprentis flics dans la violence hollywoodienne. Deux jours, deux morts. « C’est une coïncidence Monsieur le Juge » pense Thomas en se mordant les joues.

Hermann ressort de la salle de bains pour faire le tour de l’appartement. Il ne s’est pas départi de sa maîtrise, mais on en aperçoit maintenant les limites. Bien sûr, il va tout expliquer. Mais pour l’heure, il cherche ce qui a bien pu lui échapper. En désespoir de cause, il s’arrête quelques instants sur le seuil. « Prévenez la police » dit-il avant de tourner les talons.


Deux jours après le suicide de Philippe, Hermann fit appeler Thomas pour déjeuner. La table était mise sur la petite terrasse où la Fondation l’avait accueilli un an et demi plus tôt. Une éternité.

Affable et souriant comme un bourgeois en vacances, Hermann s’affairait près d’un barbecue surchargé de viandes. La table pourtant ne comptait que deux couverts.

- Alors, dit Thomas, Philippe était le traître ?

- Philippe ne s’est pas tué parce qu’il trahissait, il s’est tué parce qu’il avait échoué. Il connaissait les règles et les avait acceptées. Je sais que vous êtes impatient de devenir membre de notre Fondation, mais je ne suis pas certain que vous en mesuriez toutes les obligations.

- Vous pensez qu’il était innocent ?

- Quelle importance cela fait-il ? Il avait échoué. Seriez-vous prêt à nous rejoindre ? Souvenez-vous que votre succès n’est que partiel. Je veux toujours les assassins de Van der Bilt.

- Parlez-moi de votre élixir de longue vie.

- Thomas, vous êtes décidément bien curieux. Mais vous avez raison, quelqu’un tente d’emmêler tout cela. Vous méritez quelques explications. Dites-moi ce que vous savez.

- Quatre amis studieux qui se brouillent après la découverte d’un médicament miracle…

- Ah ! Ah ! Vous faites bien le mystérieux pour m’apprendre ce qui remplissait toutes les revues scientifiques il y a trente ans ! Les secrets d’aujourd’hui sont ce que le public d’hier refusait de croire… ou ce qu’il a voulu oublier.

- Mais les conférences des Exhumanistes n’ont jamais réuni autant de gens !

- Ils se masturbent sur des oreilles de souris ! Nous, il y a trente ans, nous avions déjà multiplié la vie humaine par deux.

- Ça marche vraiment ?

- Ah ! Ah ! Ah ! J’ai plus de confiance en vous que vous n’en avez en moi !

- Et alors ? Que s’est-il passé ? dit Thomas en esquissant un geste d’excuse.

- Nous n’étions que quatre, cinq avec Philippe, à croire à ce miracle. Charles LaRue est mort en montagne. Les trois autres, vous l’avez dit, se sont brouillés - je ne suis pas sûr que ce soit le bon terme… – se sont éloignés. Je me suis séparé de Suzanne et Johann Takahashi s’en est allé poursuivre sa quête mystique. C’est assez facile à comprendre. Même pour un jeune homme comme vous. Imaginez-vous avec cent cinquante années devant vous : n’y a-t-il pas des choses que vous souhaiteriez changer ? En vous ? Dans le monde ? Beaucoup de ce que nous tolérons l’est uniquement parce que nous sommes certains d’une mort prochaine. Rallongez l’existence : vous exacerbez les ambitions. Vous les changez aussi. Chacun cherche en lui ce qu’il veut vraiment. C’est terrible. Mais nous étions jeunes et naïfs. Heureusement, le scepticisme, ou la bêtise du public nous ont sauvé. Personne ne nous a cru. Sinon notre « brouille » aurait été généralisée… La guerre civile.

- Je ne comprends pas bien.

- Vous planez Thomas ! Votre communion avec les grands esprits vous suffit. Mais descendez sur terre : que veulent-ils ? Ceux qui marchent veulent des voitures. Ceux qui chôment veulent du travail et ceux qui travaillent veulent des vacances. On gave chacun des images d’une vie qu’il n’atteindra jamais. La moralité publique est détruite. La civilisation est à terre. Donnez une voiture à chaque Chinois, un Mac’Do à chaque village africain et c’en est fait de la planète ! Charles– celui qui est mort en montagne – pensait utiliser notre invention pour établir une ère de justice. Sa disparition nous a délivré de cette Apocalypse.

- Vous avez décidé de garder votre invention pour vous !

- Mais non ! Nous nous en servons pour atteindre notre but. Croyez-vous que c’est en trafiquant de l’ecstasy que j’ai financé la Fondation ? Le problème c’est que nous n’avons pas les mêmes idéaux.

- Je n’avais pas remarqué que Madame Stoeffel eût un idéal.

- Ah ! Ah ! Ah ! Non, vous avez raison, ce n’est pas un idéal. Ce n’est que l’amélioration de la merde actuelle. Merde de première classe pour tous. Parcs de loisirs et nourriture Biotrans pour tout le monde ! Pour Madame Stoeffel et ses amis de la bonne société : le pouvoir, le grand jeu. Atelier d’écriture et musique de chambre ! Vous avez raison, ce n’est pas un idéal : c’est à pleurer. A propos, je voudrais bien savoir ce que vous faites avec Suzanne.

- Cette question m’a déjà valu quelques claques de votre ami Giovanni…

- Je vais essayer de garder mon calme.

- C’est la veuve Van der Bilt qui nous a présentés pendant le vernissage de Twombly. Je vous rappelle que l’insigne de sa société se trouvait sur le bureau de Van der Bilt lorsqu’il a été tué.

- Ce n’est pas très étonnant. Le musée est une annexe de Biotrans.

- Mais elle prétend que l’insigne est un faux. Nous en avons parlé. Je ne sais pas ce qui lui a fait croire que je voulais négocier quelque chose en rapport avec ses deux collaborateurs enlevés. Je n’étais même pas au courant de cette histoire.

- Bon. Vous avez compris que c’est un sujet assez brûlant ? Après notre séparation, Suzanne s’est arrangée pour m’exclure complètement de la vie bâloise et des grands groupes pharmaceutiques. Ça n’a pas été très difficile. Sa famille est acoquinée avec tout le Gotha. J’en ai bavé, mais avec ce que nous avions découvert, j’ai pu construire une fortune en quelques années. Elle ne me l’a jamais pardonné. Elle a toujours prétendu que mes découvertes étaient la propriété de son entreprise ! C’est effrayant de voir comment la haine de Suzanne lui suggère que je suis la cause de tous ses ennuis. Elle ne manque pourtant pas d’ennemis. Elle les appelle des concurrents. Moi je ne me bats pas pour la même gamelle. C’est peut-être ce qui me vaut d’être qualifié d’ennemi.

- Excusez-moi d’être indiscret, mais j’ai trouvé qu’elle avait un air de famille avec certaines femmes de la Fondation…

- Très fine observation : bravo ! Pour comprendre cet « air de famille », il faut savoir ce qu’est notre élixir, comme vous dites si joliment. Nos molécules, c’est le terme exact, bloquent le vieillissement des cellules. Ce n’est pas une substance miracle. Elle ne guérira pas le cancer d’un fumeur ni toute autre maladie incurable. Mais pour ceux qui arrivent à cinquante ans en pleine forme, elle peut vraiment prolonger l’existence au-delà de tout espoir. Des calculs compliqués et des expérimentations sur les animaux nous font espérer une vie deux fois plus longue. Pour des raisons que nous ne pouvons expliquer exactement, mais qui semblent assez logiques, cette molécule ne produit ses effets qu’à partir d’un âge où l’organisme est déjà sur la pente descendante. Chez les femmes, notre traitement supprime irrémédiablement tout désir. Celles qui ont essayé de passer outre sont tombées dans une dépression longue et cruelle. Bref, des femmes sans sexualité. C’est dur à avaler. Surtout quand ça vous arrive brutalement et qu’il faut que ça dure si longtemps. A la Fondation, nous avons remplacé ça par les rites, les liturgies… que vous découvrirez bientôt. Mais je ne sais pas sur quoi repose l’équilibre de Suzanne. Femme d’affaire ! Elle a dû ressentir un sacré vide…


Müller connaissait le capitaine Ortega depuis un stage d’identité judiciaire à Genève, une sorte de Festival de Cannes pour policiers. La Suisse tentait de faire oublier qu’elle recueillait les criminels fortunés du monde entier en organisant des formations propres à faire tomber le menu fretin. Comme dans tous les business, les cartes de visites échangées étaient plus intéressantes que les conférences. Faire la bringue sans famille pendant une semaine, ça crée des liens. Aussi, lorsque le nom d’Arnoldo Muckensturm s’était mis à danser au fond de son écran, Müller n’avait pas pensé commission rogatoire, Interpol et tout le tremblement. Il avait appelé le capitaine Ortega de la police de Santiago du Chili.

A Genève, les deux hommes avaient sympathisé tout de suite. Ils ne s’étaient pas posé la question de savoir pourquoi, mais Müller se dit après coup qu’Ortega n’était pas comme les autres Latinos. Il avait en lui quelque chose de plus grave, loin de cet orgueil de toréador qui sévit trop souvent chez les policiers et les militaires d’Amérique Latine.

Müller ne pouvait pas savoir que ce quelque chose de grave était un frère, torturé à mort par les amis de Kissinger en 1973. Il n’était pas sûr non plus qu’Ortega fît la liaison entre ce drame familial – une grande différence d’âge séparait les deux frères – et son caractère introverti. Pendant toutes ces années, la blessure était restée là. Même si le pays avait changé et qu’une licence de droit ne menait plus à sévir dans les stades et les caves des casernes, devenir flic faisait parfois serrer des mains qui pouvaient bien avoir trempé dans le sang d’un frère. La réconciliation nationale est une chose, la guérison personnelle en est une autre.

Bien sûr Ortega connaissait Arnoldo Muckensturm, un jeune activiste de la jet set chilienne. Manifestations musclées, coup de poing contre les survivants de l’ancien régime… autant de débordement juvéniles qui ne pouvaient être criminels aux yeux du capitaine Ortega. Il l’aurait presque fait rire. Le nom d’Arnoldo Muckensturm arrivait dans son paysage de cendre comme le messager d’un autre monde. Ce dossier ressuscitait la mémoire du frère perdu d’Ortega. Il remit donc longtemps le service promis à Müller et ne convoqua le jeune activiste que pour le protéger de la curiosité mal placée de son ami suisse.



La suite vite !!!