Ad Marginem 4



A Bâle, il n’y avait plus d’enquête officielle sur la mort de Van der Bilt. Seuls Schmidt et Müller tentaient d’explorer à leurs heures perdues les chemins obscurs suggérés par Thomas. Au café, Müller avait bien tenté de plastronner un peu, mais il avait dû concéder au jeune homme qu’il piétinait. Les indices, ou ce qui avait pu passer un moment pour des indices, ne débouchaient sur rien. Autour de Van der Bilt, tous semblaient s’accommoder de sa disparition, tous voulaient tourner la page.

Schmidt et Müller en arrivaient eux-mêmes à se demander s’ils n’avaient pas été dupes des rêveries rocambolesques d’un gamin. Pourtant, les bons flics sont comme les bons soldats, ils continuent de se battre même lorsqu’ils ne croient plus à la cause défendue. Ce délire sacrificiel poussa Müller à vérifier le registre de tous les hôtels durant la période du carnaval. La raison s’opposait à cette débauche d’énergie, mais c’est précisément ce qui fortifia Müller dans sa démarche. Oubliant que les deux ou trois hommes qu’ils recherchaient pouvaient être Bâlois ou habiter dans un rayon de cinq cents kilomètres, il entreprit de répertorier tous les clients des hôtels durant la période du carnaval et recoupa leurs noms dans les bases de données auxquelles il pouvait avoir accès.

Les recherches furent longues, aveugles, stériles. Müller n’avait même pas la satisfaction de faire quelque chose d’amusant. Quand on interroge un témoin, on peut tirer du plaisir à la partie. Nihil humanum a me alienum puto. Mais là, non. Il n’avait pour tenir que la poésie des patronymes. Un Elkhoury du Cameroun, un Fujimoto du Brésil, il se servait de ces petites curiosités onomastiques pour gagner encore en détachement, persuadé que quelque chose finirait par lui sauter aux yeux.

Müller photographiait les pages des registres avec son petit appareil numérique – les hôtels ont rarement des photocopieurs – et il passait ensuite des heures sur l’ordinateur central du commissariat. Schmidt le couvrait. C’était sa contribution. De toutes façons, personne ne posait de question. A chacun son travail. Cela dura des semaines.

Manipuler des fichiers, c’est aujourd’hui l’exercice de base. Chacun laisse des traces, des indices. Brasser des millions de fichiers peut décourager le néophyte, mais Müller savait que cela finirait par débrancher en lui toutes les œillères, tous les préjugés. Il fallait continuer, sans se poser de question, jusqu’au hasard qui juxtaposerait deux fiches décisives sur le même bureau, jusqu’à l’hypothétique illumination qui relancerait toute la machine.

La méthode pour traquer les criminels s’apparente plus à la littérature qu’aux sciences exactes. Elle fait l’objet d’infinies discussions, de stratégies, de ruses. Même s’il savait qu’on peut toujours espérer une erreur de l’adversaire, Müller comptait sans oser l’avouer sur cette faculté mystérieuse qui fait trouver aux uns ce que d’autres ne verront jamais. La somme colossale de travail qu’il abattait n’était là que pour écarter l’accusation d’orgueil. Il escomptait en effet cette connivence du destin pareille à celle qu’espèrent jusqu’à la folie les joueurs de casino.

Un soir, très tard, alors qu’il profitait d’une permanence de nuit pour éplucher à nouveau le fichier des retraits bancaires, son attention fut attirée par un nom. Arnoldo Muckensturm, Chilien, single room à l’Hôtel Basel pour trois nuits. Pas d’autres Chiliens à l’hôtel, pas même d’autres Latinos qui pouvaient accompagner ce touriste un peu trop seul.

Cela faisait longtemps que Müller avait abandonné la piste locale ou familiale. En s’intéressant à Muckensturm, il faisait un nouveau saut dans l’inconnu. En relisant sa fiche, il réalisa qu’il traquait dorénavant une organisation internationale avec de solides appuis logistiques… pour l’assassinat non revendiqué d’un conservateur de musée ! Müller quitta le programme et s’accorda d’aller boire un verre avant de dormir dans la salle de permanence des gradés. Il ne renâclait pas devant la fantaisie, mais il voulait la choisir en toute lucidité. Ce soir-là, il était trop fatigué pour traquer Muckensturm.

Le lendemain matin, alors que Müller n’en était encore qu’aux ablutions, Schmidt le fit appeler dans son bureau.

- Je crois que ça se complique, dit-il en guise d’introduction.

- Je vous écoute.

- On a retrouvé l’adjoint lituanien de Van der Bilt en France.

- Le petit Algirdas ? Qu’est-ce qu’il fait en France ?

- Rien. Il pourrissait avec une balle dans la tête depuis sa disparition. Un ornithologue amateur l’a découvert dans un éboulis.

- Au moins, ça élimine un suspect pour Van der Bilt.

- Oui, mais ça change la donne. Il va falloir rouvrir l’enquête. Il faudra remplir des papiers. Vous partez pour Vesoul.

- Pour l’identification ?

- Non, il est trop abîmé. C’est le fichier ADN qui l’a retrouvé.

- On ne sert vraiment à rien.

- Mais si. Essayez de voir ce qu’il pouvait bien foutre à Vesoul.


Dans le train qui le ramenait de Suisse vers la Fondation, Thomas réessayait sans succès de dépasser la cinquantième page d’Héliopolis d’Ernst Jünger. La vibration des voitures et le ronronnement de boggies sur les rails eurent vite raison de son élan. Tout en se reprochant cette réflexion, il déplora qu’il n’y eût autour de lui que des passagers sans intérêt et que la seule femme attirante se trouvait à l’autre bout de la voiture. Ne pas ressasser. Connecter. Il tenta le wagon-bar puis, de retour à sa place, s’enfonça quelques instants dans une somnolence capricieuse. Toujours l’évidence de l’échec se dressait contre ses vaines tentatives.

Thomas se mit alors à réfléchir au compte-rendu qu’il faudrait faire de son séjour à Bâle. Après tout, ce n’était plus ses parents qui avaient payé l’hôtel. En échange, il ne rapportait à Hermann qu’un insigne de métal et cette carte postale qu’il tournait et retournait sans cesse entre ses mains. Le reste de ses découvertes, il se sentait presque coupable de l’avoir fait. Mais pourquoi Hermann l’aurait-il lancé dans cette enquête s’il avait eu quelque chose à cacher ? Par ailleurs, comment aurait-il pu deviner que Thomas commencerait par dépouiller trente années de Basler Zeitung ?

Plus que jamais, il se sentait seul, plongé jusqu’au cou dans des problèmes qui n’étaient pas les siens. Dans le wagon, les voyageurs dormaient, lisaient des revues idiotes ou se racontaient des vies insipides. Quelque part, on tuait les amis de ses amis et les ressorts de ces mondes opaques lui restaient désespérément inaccessibles. Il revit les deux masques aux perruques jaune et violette et leurs mouvements mesurés, calculés comme ceux de mécaniques horlogères. Il revit Van der Bilt, victime expiatoire d’une mystérieuse cérémonie et, pour inaccessible qu’il était, ce monde n’en étalait pas moins sa morne et cruelle nécessité, comme un message de défi lancé aux lecteurs de magazines.

Thomas ferma les yeux pour mieux se souvenir du petit Fautrier accroché dans sa chambre. Il voyait le poisson gravé dans l’épaisse couche de matière noire et brillante de la toile. A lui seul, ce privilège valait que Thomas fît quelques efforts. Il reprit donc le problème du début et se mit à chercher en lui la logique susceptible de faire progresser son affaire.

Salles des ventes, collectionneurs et conservateurs indélicats formaient un petit monde dont les querelles s’exposaient sur l’Internet et que les Anne-Marie tentaient d’ignorer comme les enfants sages ferment les yeux lorsque papa-maman disposent les cadeaux sous l’arbre de Noël.

Les meurtres conjoints de Van der Bilt et de Merisi paraissaient de toute évidence liés à la Fondation. Un ennemi traquait ceux qui bradaient leurs collections pour des pilules euphorisantes. Mais pourquoi cet ennemi ne s’attaquait-il pas directement à la Fondation ? Quelle était la signification de l’insigne ? Et surtout, qui désignait les coupables ? Comment surveiller tous les musées susceptibles d’être pillés par Hermann Campanella ? Thomas tenta longuement d’imaginer l’organisation assez puissante pour espionner tous les conservateurs européens. Si cette force existait, il fallait encore qu’elle fût servie par une fuite. Même s’il ne s’exagérait pas ses qualités de limier, Thomas dut reconnaître qu’il n’avait pas pu localiser cette fuite. A Bâle, Anne-Marie montrait bien que l’information ne venait pas du musée, mieux : l’information n’était même pas disponible au musée. La conclusion s’imposait donc d’elle-même, implacable et glacée : l’information venait de la Fondation elle-même !

Tétanisé par ce résultat, Thomas se plongea dans le panorama de la vallée du Rhône qui défilait autour de lui. Le danger venait de quitter le monde abstrait pour venir lui titiller les nerfs. L’étudiant cool et blasé ne cessait plus de se trémousser sur son siège. Il refaisait en boucle la démonstration sans trouver la faille qu’il espérait y voir. Au contraire, l’évidence apparaissait de plus en plus énorme et Thomas se demandait comment faire pour annoncer à Hermann des déductions si dérangeantes. Nous sommes tous les enfants sages de quelqu’un.

La Fondation abritait un traître. Ce constat lui fit revenir en mémoire les frustrations et les petites humiliations qu’il avait jugé de bon goût d’ignorer. Il se revit à la porte de la salle de cérémonie, repoussé comme un malpropre alors qu’un traître siégeait peut-être à la place qu’on lui refusait. Il revit Giovanni, méprisant, colérique, lui rappelant de plus en plus souvent sa défiance du premier jour ; Philippe, glacial et lointain. En l’espace d’un instant, la vulgarité mondaine d’un Marc lui devint insupportable et c’est l’édifice tout entier de la Fondation qui semblait maintenant bâti sur de fausses certitudes, sur des marchés de dupes dans lequel il ne trouvait pas sa place. L’enthousiasme ou l’insouciance qui avaient porté jusque-là ses pas vers Nice s’étaient évaporés.

Le trajet lui parut interminable et pourtant il se faisait à chaque gare la même réflexion. Déjà Valence, déjà Marseille… Sa première intuition fut de descendre du train pour faire demi-tour. Gommer l’épisode. Après tout, il n’y avait pas que la Fondation dans la vie. Mais Hermann n’était pas de ces amis dont on s’éloigne sur un simple coup de tête. Sans lui créer précisément des devoirs, les confidences et les avantages dont il bénéficiait à la Fondation faisaient de Thomas une pièce du puzzle, un rouage de la machine. D’exaltante, cette condition s’était soudain faite oppressante et le jeu des privilèges et de la liberté faisait place à l’hypocrisie des calculs. Une fois de plus, sa lucidité solitaire lui faisait encourir l’accusation du groupe.

Incapable de surmonter seul l’angoisse causée par la perfidie supposée de ses prétendus amis, Thomas décida de parler au président dès son arrivée. Il se déchargerait ainsi sur Hermann du problème qui lui gâchait la vie. Il fit et refit les phrases de son discours, peaufina les précautions oratoires, les solutions envisageables et se satisfit, en ces extrémités, de revenir à la routine de l’employé modèle. Employer les mots justes. Dès lors, il fut impatient d’arriver et, dans les rares portions du trajet qui lui permettaient d’admirer le soleil déclinant, il tentait de se convaincre que seul l’impétuosité du relief pouvait faire paraître l’astre du jour aussi bas sur l’horizon.


A son arrivée, la nuit baignait déjà les montagnes. La Fondation dansait comme une flamme hypnotique et spectrale. Depuis peu, Hermann avait en effet banni l’électricité pour l’éclairage extérieur. Les torchères, réservées jusqu’alors aux fêtes et peut-être aux liturgies, s’étaient répandues dans tous les espaces communs. Cette lumière indomptable satisfaisait aux exigences de sauvagerie sous l’empire desquelles on souhaitait dorénavant placer la Fondation.

Thomas courut à l’appartement d’Hermann. Persuadé que son zèle serait le bienvenu, il tambourina sans retenue contre la porte du président. Le silence lui rappela les exigences de la courtoisie. Hermann, se dit-il, était peut-être en train de satisfaire quelque besoin naturel, de se doucher, il n’était peut-être pas seul. Après avoir laissé s’écouler en silence la durée supposée de ces activités hypothétiques, Thomas frappa de nouveau. Aucune réponse. Il était seul avec son fardeau. Il se précipita vers la salle où le banquet de bienvenue s’était déroulé. Il s’agissait en réalité de la cantine de la Fondation, lieu de passage obligé de tous les pensionnaires dont très peu s’embarrassaient de cuisiner chez eux. A cette heure, il n’y trouva que deux hommes occupés à vider en tête-à-tête une de ces bouteilles de vin local dont les réserves semblaient inépuisables. Personne n’avait vu Hermann.

De plus en plus fébrile, Thomas grimpa sur la promenade qui serpentait entre les bâtiments à flanc de collines. Comme des millions de personnes à la même heure tout autour de la Méditerranée, quelques petits groupes faisaient l’aller-retour entre les massifs, mais le président restait invisible. En désespoir de cause, Thomas se dirigea vers la salle de cérémonie d’où les gardes l’avaient naguère brutalement refoulé. Le péristyle était désert et les torchères faisaient danser les colonnes dans un silence oppressant. En sueur d’avoir couru dans toute la Fondation, Il poussa sans y penser la porte de la salle.

Le seuil franchi, Thomas se trouva dans une cathédrale où d’innombrables colonnes partaient à l’assaut d’une pénombre qui résonnaient sans fin des pas de l’intrus. Toutes les torchères étaient éteintes et les seules sources de lumière étaient quelques vasques de feu disposées dans le sol. Leur alignement conduisit Thomas près d’une haute tribune barrant l’espace central de l’édifice. Sur la paroi verticale qui lui faisait face, il discerna la gravure en bas-relief d’un volcan crachant des flammes. Hormis cet édicule central, la salle était vide de tout mobilier. C’est en se dirigeant vers d’autres images qui semblaient orner les murs derrière les colonnes que Thomas sentit qu’il n’était pas seul.

- Qu’est-ce que tu fais là ?

- Giovanni ? … Je cherche Hermann. C’est important !

- Suis-moi, tu ne peux pas rester là.

- Je dois parler à Hermann !

- Viens ! Hermann est à New York.

Lorsque Giovanni sortit de la pénombre, Thomas vit deux gardes à la mine inexpressive qui lui emboîtaient le pas. La stupeur figea dans l’esprit du jeune Parisien tous les sentiments qui s’y bousculaient et, moins de trois minutes plus tard, il se trouvait installé face à Giovanni dans un des salons qui jouxtaient la bibliothèque.

- Alors ? dit ce dernier en plongeant ses yeux dans ceux du jeune homme.

La tentation était forte de se décharger enfin du poids qui pesait sur son cœur, mais Thomas s’était juré de n’en parler qu’au président. Giovanni faisait les cent pas dans le salon. Très calmement, il se rapprocha de Thomas pour lui décocher une gifle qui disqualifiait sans peine tous les coups de poing reçus depuis son enfance à Saint Cloud. Il tenta maladroitement de se lever, d’articuler une protestation, mais le Frioulan explosait déjà :

- Tu te moques de moi ! Pour qui te prends-tu, espèce de trou du cul ? Hermann est trop gentil, trop confiant. Heureusement, je suis là : tu crois que je ne suis pas au courant de tes manigances ? Alors, qu’est-ce que tu prépares avec la mère Stoeffel ?

- Mais, qu’est-ce que tu vas chercher là ? Je ne l’ai…

Une nouvelle gifle interrompit les explications de Thomas dont la tête commençait à tourner. Il fit un autre essai pour se lever, mais quatre bras l’agrippèrent et l’emmenèrent hors du salon. Lorsque leur étreinte se relâcha, il se trouvait dans une pièce qui ressemblait étrangement à une cellule. Les deux gardes l’avaient déposé là, sans nouvelles brutalités, puis ils avaient refermé la porte derrière eux.

Thomas constata qu’il tremblait. Un tremblement nerveux, honteux, impossible à réprimer, comme un remord d’avoir été frappé. Cela se confondit progressivement avec la sensation d’une brûlure à la joue. Une tumescence douloureuse annonciatrice d’une marque dont la prémonition participait de l’agitation désordonnée de Thomas. Comme par acquis de conscience, il se releva pour vérifier que la porte était bien refermée sur lui. Les coups de pied, ridicules, lui firent quand même du bien.

La nuit fut gaspillée en vaines réflexions sur l’origine des violences et des mensonges. Après s’être répété cent fois les mêmes phrases, Thomas sombra dans une somnolence que ne facilitaient pas la nudité de la pièce et la brutalité de son éclairage.

C’est Giovanni, seul malgré son gabarit modeste, qui rompit l’isolement du prisonnier. Il semblait avoir retrouvé son calme, mais ses paroles n’en étaient que plus inquiétantes.

- Tu es entre mes mains, Thomas. Il serait plus raisonnable de me dire tout ce que tu sais, ce que tu manigances, ceux qui t’envoient. Tu as peut-être oublié que j’enquête sur l’assassinat de Merisi. Je suis maintenant certain que Suzanne Stoeffel est derrière tout ça. Tu n’as pas très bien compris ce qu’est la Fondation… Qui je suis…

Il laissa tomber un cahier et deux stylos. Thomas se drapa dans un silence indigné. Il ignorait encore que la violence seule peut s’offrir le luxe d’être silencieuse. La porte à peine refermée, le jeune homme eut à faire face à deux problèmes opposés mais pourtant simultanés : la soif et l’envie de pisser. Il résolut le second problème comme par un acte de résistance contre le coin de sa cellule. Malheureusement la flaque s’étendit dans presque toute la pièce et réduisit encore le confort de son habitant.

Les heures s’écoulèrent inutiles et douloureuses. Thomas n’avait même pas la satisfaction de se sacrifier pour une cause ou de protéger par son silence des amis restés libres. Il hésitait même à se dire victime d’un fou furieux, de règles mystérieuses ou d’une lutte qui n’était pas la sienne. En désespoir de cause, il ramassa le cahier et entreprit d’écrire son article sur Twombly, un peintre qu’il n’aimait guère et dont il n’était même pas sûr d’avoir vu toute l’exposition. Il s’était un jour promis de n’écrire que sur ceux qu’il aimait mais Hermann qui l’avait envoyé à Bâle pour son enquête avait trouvé qu’il était bon d’avoir une couverture. La conscience de ce manquement lui fit reposer la plume. Et si Giovanni avait raison ? Si l’ordre sacré du groupe, la mission, justifiaient que l’on châtiât brutalement le moindre écart ?

La flaque qui s’étendait sur le sol disait que cette pièce n’était pas une cellule et, bizarrement, cela rassura Thomas sur la Fondation.


De l’autre côté des Alpes, deux cyclistes parcourent avec ravissement le Sundgau. C’est la région la plus méridionale de l’Alsace. Les Bâlois aiment à venir se promener dans ce pays vallonné, avec ses forêts et ses champs parcourus de petites routes idéales pour le vélo. Les deux cyclistes vont vite. L’effort dominical leur donne l’impression de se laver de tout le travail de la semaine. Les tensions, les mesquineries, les tâches infructueuses. Le vélo les rend plus forts aussi, car ils doivent être forts pour saisir la chance qu’on leur offre. Diriger un département de Biotrans ! Cet horizon les galvanise et leur fait appuyer plus fort sur les pédales comme si la promotion tant attendue se trouvait derrière la colline.

Le soleil matinal les accompagne. Ils aiment les jambes qui tirent, les poumons qui explosent et la descente qui s’annonce. Ils vont de plus en plus vite. Dans quelques kilomètres ils s’arrêteront pour boire un verre dans un village avant de retourner vers un dimanche sans histoire en famille. Ils ne se soucient donc guère du gros 4X4 qui les dépasse et semble les attendre dans la descente. Sans doute des randonneurs qui cherchent un sentier. Mais contre toute attente la voiture freine brutalement au milieu d’une ligne droite très rapide.

La roue avant de Matthieu Wendling percute le pare-chocs arrière de la voiture et le jeune homme est projeté tête-bêche sur le capot avant. En retombant, il se brise net trois lombaires avant de glisser sur la route en râlant. Une fraction de seconde plus tard, Hans-Jurg Spoerri dérape en tentant de contourner le 4X4. Il ne peut plus éviter le vélo démembré de Matthieu qui glisse sur le bitume comme le jouet délaissé d’un enfant capricieux. Hans-Jurg se fracasse le coude par terre et va terminer sa course contre une borne de pierre enfouie dans les hautes herbes du bas-côté. Deux côtes s’y broient. Le jeune homme est encore conscient lorsque deux hommes sortent de la voiture pour lui coller un tampon de chloroforme sur le visage.

Beaucoup plus tard dans la journée, les deux cyclistes se réveillent dans un monde inconnu. Un monde de douleur et d’illusions qu’il leur faut lentement réinventer avant de comprendre ce qui se passe. Ce qui se passe, c’est la vie qui s’enfuit, un corps comprimé qui fait mal et refuse tout mouvement. La langue gonflée, les picotements dans la nuque et les yeux fascinés par une image brouillée dans laquelle on identifie enfin son propre reflet sur un miroir planté trop près. L’écœurante proximité de soi-même. Bien sûr les deux hommes – pourquoi les appeler encore les deux cyclistes ? – tentent de réagir, de bouger, mais la souffrance, surtout pour Matthieu, les rappelle vite à l’ordre. Paralysie ? Enfant, Matthieu faisait souvent ce rêve insolite – ou banal, qu’en sait-il au fond ? – de se réveiller dans un lit cerné de murs sur les quatre côtés. C’était plutôt amusant car il savait qu’en se rendormant il ferait disparaître deux des quatre murs et trouverait le passage vers ses pantoufles et le chocolat du petit déjeuner.

Hans-Jurg non plus ne peut croire tout d’abord à l’absence de passage. Quant à soi-même, l’irrémédiable est une expérience rare (l’amputation d’une jambe). C’est pour cela que l’on s’attache plus à des manifestations d’inconfort ou de déclin (une vue qui baisse, des picotements dans la nuque) qu’à la certitude de l’anéantissement.

Chacun entend les grognements de l’autre sans le voir. La bouche en effet n’apparaît pas dans le miroir, elle est enfouie sous une blancheur médicale, un bâillon d’infirmier propre à stopper tous les cris. Une poire d’angoisse ? Les yeux sont gênés par la proximité du miroir qui ne laisse voir que très peu de chose au-delà de lui. Ce sont des plants de blé. Ils sont dans un champ, un champ de blé, du blé familier, leur blé, le R 524. Au moins, ils ne seront pas importunés par les insectes…

Comme un puzzle, ils reconstituent lentement leur situation. Ils sont enterrés jusqu’au cou dans un de leurs champs avec pour seul horizon la surface d’un miroir qui renvoie l’image trouble de leur souffrance. Le bâillon, la soif, les os brisés et la tête qui explose. Cela ressemble à un châtiment, mais les règles de ce jeu macabre leur échappent. Ils travaillent pour une société qui recherche le bien-être commun. Leurs efforts sont bénéfiques pour tous. Matthieu se souvient qu’il a souvent comparé ses champs à des cathédrales.

Qui pourrait leur en vouloir ? Des scientifiques ! En tant que scientifiques, ils ignorent la folie des hommes – c’est le travail des médecins, des psy - mais ils comprennent ce qui se passe. Ce qui va se passer. Avec la course de ce matin puis l’accident dont ils se souviennent maintenant, ils savent qu’ils ne résisteront pas longtemps. Déshydratés. Le délire, les hallucinations vont arriver. Surtout, ne pas avoir peur. Essayer de dormir. Se calmer. Attendre.


- Monsieur Campanella veut vous parler.

- Pourquoi ne lui demandez-vous pas de venir ? On est très bien ici !

- Il est au téléphone.

Thomas se releva lentement du sol de béton sur lequel il était prostré depuis de nombreuses heures et suivit le garde qui venait d’ouvrir la porte. Ils se retrouvèrent bientôt dans le petit salon qui résonnait encore des deux claques infligées la veille à Thomas. L’envie subreptice lui prit de tout casser comme il avait envoyé valser les chocolats de Van der Bilt. Mais quelques phrases du président suffiraient peut-être pour évacuer cet intermède désagréable. Tout pouvait encore rentrer dans l’ordre. Le factotum décrocha le combiné. « Tu peux le passer au 42 » dit-il laconique puis, à Thomas : « Souvenez-vous qu’on peut vous entendre. » Thomas saisit le combiné.

- Alors, cette exposition ? dit Hermann.

- Ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour parler de ça.

- Vous avez raison. De quoi parle-t-on ?

- Bonne question ! Des baffes que je me suis pris dans la gueule ? Non ? Quoi de plus à propos ?

- Les baffes sont là parce que vous cherchez à savoir ce qui ne vous regarde pas. Pour vous mettre sur la bonne voie. Combien de baffes pour trouver l’assassin de Van der Bilt ? Je serai là dans trois jours.

Thomas, qui souhaitait au fond que tout rentrât dans l’ordre, fut déçu par cette sécheresse. Il ne demandait qu’à croire, mais il lui fallait des images auxquelles se raccrocher, un scénario.

Après son entretien téléphonique avec Hermann, il se retrouva seul, comme si de rien n’était. Il regagna sa chambre et, sans même se poser de question, il ramassa ses affaires. La baffe prophylactique, il laissait ça aux GI’s.


Le retour à Paris se fit sous le signe de l’incertitude et de l’oisiveté. A sa mère qui sentit bien quelque chose d’inhabituel, il se contenta de dire qu’il voulait prendre du champ et qu’il avait le droit de passer ses vacances où bon lui semblait. Une fois de plus il déclina l’invitation d’aller les passer entièrement dans la maison de Belle-île mais dut promettre d’y faire un tour. Les petites sœurs, dont il était le seul chaperon agréé, exultèrent. Malgré le malaise, ce refus de parler de choses sérieuses donnait à ces séjours en famille le parfum de l’enfance.

Après quelques jours de farniente, Thomas replongea sans retenue dans ce qu’il avait cru fuir en venant à Saint-Cloud. Il manipula longuement l’insigne de métal et la carte postale avec son étonnante calligraphie. Dans un monde cohérent, il suffit de deux points pour tracer une droite qui vous mène à l’infini. Malgré la pauvreté de sa documentation, Thomas se dit qu’il avait rassemblé bien plus que deux points. Mais appartenaient-ils à la même ligne et le monde qui les renfermait était-il cohérent ? Refusant de se laisser décourager par ces soupçons, il déballa les notes prises au Basler Zeitung et s’absorba dans la contemplation de la photo noir et blanc de l’expédition d’Hermann en Patagonie.

Comme toujours, l’évidence du chemin se trouvait sous le nez du promeneur. Après une demi-heure de rêveries, Thomas hésitait encore à reconnaître la jeune femme et l’un des jeunes hommes qui se trouvaient aux côtés d’Hermann dans la neige de la Cordillère. Bien sûr, c’est par-là qu’il aurait fallu commencer. Un vrai détective identifie toujours les protagonistes. En se précipitant sur le téléphone pour appeler Suzanne Stoeffel, Thomas ne réalisa même pas qu’il était en train d’abandonner Bruno Van der Bilt pour s’intéresser à Hermann Campanella.

Heureusement, Suzanne Stoeffel ne semblait pas s’être formalisée de son attitude adolescente lors du vernissage. Sans être vraiment chaleureuse, elle lui confia venir à Paris deux jours plus tard et lui proposa de dîner sans même s’enquérir des motifs du coup de fil.

Le surlendemain, à l’heure dite, une grosse limousine de location s’arrêtait devant le restaurant où Thomas venait à peine d’arriver. Le chauffeur confia la voiture au voiturier, s’assit au bar et le maître d’hôtel mena Suzanne vers la table réservée par Biotrans. Thomas sentit que le chauffeur n’était pas vraiment un chauffeur mais, accaparé par le luxe feutré de l’établissement, il recentra son esprit sur les deux mains de jeune fille qui se tendaient vers lui. Il voyait Suzanne Stoeffel pour la deuxième fois et pourtant son sourire radieux lui rappelait quelque chose ou quelqu’un sur lequel il n’arrivait pas à remettre son esprit.

La nappe jetée sur la table était parcourue de reliefs subtils. Malgré l’aisance relative de sa famille, Thomas n’était pas familier de ce genre d’établissement. Il commença par se tenir en retrait et se prêta de bonne grâce aux mondanités inévitables entre deux personnes presque étrangères l’une à l’autre. Suzanne parla de Biotrans et l’interrogea sur lui. Elle lui rappela qu’elle était un des principaux mécènes du regretté Van der Bilt. Affectant de ne comprendre goutte à l’art moderne elle s’assura l’air de rien des compétences de Thomas en la matière. C’était une vraie amatrice et l’ambiance se trouvait déjà très détendue lorsque arriva la nage de langouste aux deux poivres.

- J’adore les intellectuels ! dit Suzanne après une remarque ironique de Thomas sur l’activité principale de Biotrans. Voilà plus d’un siècle que vous justifiez toutes vos idioties en nous assommant de discours sur la mort de Dieu et vous nous ressuscitez une loi naturelle plus sévère que le Talmud dès que les scientifiques osent toucher aux choses que vous ne comprenez pas ! Si on ne touche à rien, soyez conséquent : refusez les transfusions sanguines et l’avortement ! Que vous le vouliez ou non, les OGM nourriront le monde. C’est ça ou la famine. Si vous étiez à la place des misérables qui crèvent aujourd’hui de faim, refuseriez-vous de voir votre vie rallongée de cinquante ans ?

- Cela dépendrait de ce qu’on me demanderait de faire durant ces cinquante années, plaisanta Thomas un peu surpris de l’argument.

- Mais pourquoi penser qu’on vous demandera ? Pourquoi ne pas devenir maître de votre destin ? Cela change tout ! La démocratie libérale favorise les talents : à vous d’en profiter.

- Ce n’est que le règne de la bêtise commune pour le profit de quelques-uns.

- C’est une autre manière de dire la même chose, une manière plus pessimiste… Seuls les détracteurs les plus naïfs de la démocratie osent encore dire que c’est le régime qui force à penser que ses ennemis ont raison. Mais vous ne m’avez pas fait venir à Paris pour philosopher sur le monde ? Si nous en venions à l’essentiel ? dit Suzanne avec l’air renfrogné de celle qui se souvient soudain d’événements désagréables.

- L’essentiel… En réalité, je souhaitais surtout que vous me parliez de cette photo, lâcha Thomas en posant sa photocopie sur la table.

- Espèce de petit… maugréa-t-elle en se ressaisissant presque aussitôt.

- Je sais que cela peut avoir de gênant, mais…

- Je ne vous parle pas de cela, explosa-t-elle. Etes-vous bien sûr de ne rien avoir d’autre à me dire ?

- …

- Bon, reprit la femme d’affaires en se maîtrisant, au point où nous en sommes, je suppose que cela n’a plus beaucoup d’importance. De toutes façons, l’affaire est déjà devant la police. Voilà : on assassine sous vos yeux mon protégé du Kunstmuseum et deux de mes plus proches collaborateurs viennent de disparaître dans des circonstances troublantes. Je ne vois guère qu’un concurrent proche, très proche pour m’en vouloir au point de faire ce genre de choses.

- Hermann ?

- Votre perspicacité me crucifie !

« Méfie-toi, c’est l’ex de Campanella ». Thomas repensait à cette mise en garde comme on repense à du lait oublié sur le gaz. En quelques instants on était passé des alizés au blizzard et le garçon n’osait plus quémander une troisième fois sa commande de desserts. Suzanne jouait à merveille l’épouse trahie. Pourtant, Thomas s’imaginait confusément qu’il pourrait retourner cette haine. Il se demandait même si les politesses du repas n’étaient pas dues à l’espoir de séduire l’homme de confiance d’un ex-mari. Il ne fut pas facile de la convaincre qu’il ignorait tout de l’enlèvement des deux cyclistes, mais lorsque les desserts arrivèrent enfin, Thomas décida de tenter à nouveau sa chance.

- Je connais beaucoup moins bien Hermann que vous le croyez. Je suis boursier de sa fondation et ce n’est que le hasard qui m’a fait venir à Bâle, assister à la mort de M. Van der Bilt, vous rencontrer…

- … et c’est pour cela que vous vous permettez de me faire perdre une soirée ? dit Suzanne que son fondant au chocolat n’avait pas encore radoucie.

- Je vous aurais tout expliqué si vous m’en aviez laissé le temps quand je vous ai téléphoné. J’étais le premier surpris de ce rendez-vous si rapide… Comprenez-moi, je voudrais simplement savoir où j’ai mis les pieds. Hermann a des amis très bizarres et la police bâloise me charge pour lui de messages qui ressemblent fort à des menaces.

- Très intéressant. Il continue donc à faire des bêtises. Mais qu’attendez-vous de moi ?

- M’aider à comprendre où je suis tombé. Me dire pourquoi vous pensez que Hermann pourrait enlever deux de vos collaborateurs… pourquoi la police semble s’intéresser de si près à Hermann… ce que vous entendez par ses « bêtises » …

- Vous faites une enquête ? Pour qui travaillez-vous ?

- C’est une obsession, cria Thomas, trop content d’éclater à son tour. Ne pouvez-vous donc pas comprendre que je voudrais savoir qui est mon sponsor ? Est-ce si extravagant que cela ?

- D’accord, d’accord, pouffa Suzanne Stoeffel que le vin commençait à ramener vers des sentiments plus humains.

Cette embellie temporaire eut surtout pour effet de l’amener vers le récit qu’attendait Thomas. Il y eut bien encore quelques escarmouches pour la forme mais la Bâloise avait désormais l’humeur causante. Le jeune homme se demandait de plus en plus ce que lui rappelait le caractère singulier de Suzanne. Il se dit avec un peu de gêne qu’elle aurait pu être sa mère.

Elle connaissait Hermann depuis le lycée, le « Gymnasium ». C’était là qu’elle avait aussi rencontré deux autres personnages de la photographie, Charles LaRue, disparu dans la montagne, et Johann Takahashi « disparu dans ses rêves ». Ils avaient formé depuis cette époque une équipe qui mêlait études, travail et vie privée. C’est donc tout naturellement qu’ils s’étaient retrouvés dans la même université et dans le même laboratoire de recherche pharmaceutique dont le père de Suzanne était le principal actionnaire. Philippe, de dix ans leur aîné devint leur laborantin préféré, « le cinquième mousquetaire » et c’est tout naturellement qu’il les accompagna pour leur périple en Patagonie. « C’est lui, là, avec les grosses lunettes »… « C’était les années 70, les trois garçons avaient les cheveux longs et nous écoutions toute la journée la musique du Grateful Dead en fumant de l’herbe au labo. C’est surprenant de voir comment certaines choses secondaires peuvent créer une illusion de communauté. En réalité nous étions aussi différents l’un de l’autre qu’il est possible de l’être. Johann – celui qui a les yeux bridés - ne s’intéressait qu’à l’Inde et à la méditation, Charles faisait des stages en Libye avec ses amis des Brigades Rouges et Hermann mentait déjà comme il respire. Cela ne m’a pas empêchée d’avoir un enfant de lui ! Quand j’y repense… Mais en vérité, nous étions la meilleure équipe de recherche au monde à cette époque. C’est ça qui comptait. Voilà, vous savez tout de notre petite histoire. »

- Sur quoi travaillait votre équipe ?

- C’est difficile à expliquer à un historien de l’art, mais cela tournait autour des mécanismes de vieillissement…

- … qu’il s’agissait de bloquer ?

- Bravo ! Quelle perspicacité ! Je suis sûre que cela vous paraît moins scandaleux que les OGM. Nous avons eu de vrais succès et plusieurs brevets issus de notre labo sont encore utilisés aujourd’hui partout dans le monde.

- Ça permet de faire du mécénat.

- Je ne pensais pas que vous vous en plaindriez !

- Excusez-moi d’être indiscret, mais pourquoi cette équipe s’est-elle séparée ?

- Je suis la première à le regretter. C’est peut-être le signe que même l’argent ne peut réunir longtemps des êtres trop différents les uns des autres. Et puis, il y a eu la vie, les malheurs. Notre fils s’est noyé dans la piscine… Ensuite… mais vous connaissez déjà l’histoire de Charles en Patagonie. Nous n’étions plus que trois. Hermann et moi ne nous supportions plus et Johann s’évadait de plus en plus dans son mysticisme de pacotille.

- Qu’est-il devenu ?

- Je l’ignore. Il doit être en train de méditer quelque part dans l’Himalaya… Cela fait au moins quinze ans que je n’ai plus de nouvelles. Avant, il m’envoyait une carte, essayait de m’inviter à ses séances de méditation – vous m’imaginez dans une secte ? Hermann vous a-t-il parlé de lui ?

- Jamais. C’est la première fois que j’entends parler de tout cela.

- Au fond, rien de bien intéressant n’est-ce pas ? Quatre jeunes gens qui sacrifient leur jeunesse au travail et qui se brouillent une fois la fortune venue. C’est atrocement banal.

Thomas serrait dans sa poche l’insigne de Biotrans rapporté de sa visite à Bâle, mais il hésitait à le sortir. Comment parler encore de Van der Bilt sans que Suzanne ne renifle derrière lui l’odeur de Hermann ? Il réalisa soudain la trouble parenté qui le liait à Bruno. Tous les deux étaient au fond des agents doubles nourris par deux rivaux apparemment irréconciliables. Se décidant soudain à donner du sens à l’insigne inutile dans son poing, le jeune homme le mit sur la table avec un air dubitatif qui se voulait aussi conciliant que possible.

- So what ? D’où vient ce gadget ?

- Il était sur le bureau de Van der Bilt le jour de sa mort, mentit un peu Thomas.

- On tue mon protégé. On met une copie maladroite de mon logo sur son bureau et alors ? Quelles conclusions en tirez-vous ?

- Aucune. Je suis d’accord avec vous, on nage dans le non-sens.

- … et vous voulez me faire croire qu’à votre premier séjour à Bâle, vous entrez par hasard dans le bureau de Van der Bilt et vous lui volez – c’est bien ça ? – cet insigne de métal ? Vous me prenez vraiment pour une idiote !

- C’était ma première visite à Bâle. Je suis entré dans le bureau de Van der Bilt pour protester contre une copie donnée pour un original.

- La bonne blague ! Cette mort est inexplicable pour tout le monde à Bâle, mais quelque chose me dit que vous devriez être un peu plus prudent. Vous m’êtes sympathique mais je crois que vous ne voyez pas clairement où vous mettez les pieds. Quand on a le cul entre deux chaises, il arrive qu’on se casse la gueule !

Cette nouvelle mise en garde laissa Thomas perplexe et le plongea momentanément dans son dessert. Son silence pouvait passer pour de la discrétion car une serveuse débarrassait la table voisine. Sa taille fine et souple articulait idéalement les amples sphères retenues par une jupe noire. En se penchant sur la table elle dévoilait jusqu’à mi-cuisse l’amorce d’un mouvement dont Thomas fit un indice supplémentaire pour appréhender son intimité. Suzanne saisit ce regard et prit alors un air de triomphe et de nostalgie qui révéla d’un éclair à Thomas ce qu’il cherchait depuis le début du repas. Il revit en elle la posture hiératique des femmes chargées des liturgies de la Fondation.


Après avoir quitté Suzanne, Thomas choisit de marcher un peu. Les journées étaient étouffantes et ce n’était que tard dans la nuit qu’on avait l’impression de respirer un peu. La rue se remplissait alors de gens qui n’étaient pas les habituels fêtards de la capitale mais tous ceux prêts à sacrifier du sommeil pour quelques instants de fraîcheur. Le jeune homme repensait à la curieuse ressemblance de Suzanne avec les femmes de la Fondation. Cela révélait une parenté dont il ne savait encore que penser. Suzanne était une femme d’affaire réaliste qui se satisfaisait du monde et de ses turpitudes. Malgré sa culture, on sentait de suite que les choses de l’esprit n’étaient pour elle que des distractions. Le monde réel était celui que bâtissaient ses entreprises et la valeur des hommes s’établissait en fonction de leurs contributions à cette expansion. Une capitaliste un peu ringarde, mais légitimée par le succès. Il devait bien lui arriver de tricher, mais elle acceptait pour l’essentiel les règles qu’abhorrait Hermann. En tous cas, elle bâtissait un monde bien réel. Thomas se demandait ce qui pouvait bien la relier aux prêtresses oisives d’une société secrète rêvant d’instaurer l’ordre nouveau.

Le lendemain, il avait un message de Hermann qui lui demandait de le rappeler. Thomas aurait bien voulu ne pas en tenir compte, mais il savait que cela n’était pas possible. Pour faire bonne figure, il attendit l’après-midi.

- Thomas ! Que se passe-t-il ?

- Giovanni ne vous a rien dit ?

- Thomas ! Vous n’allez par recommencer ? Ce sont des choses qui arrivent. Il faudrait que nous parlions. Ne soyez pas gamin ! N’aviez-vous pas des choses à me dire ?

- La dernière fois que j’ai essayé, je m’en suis mordu les doigts.

- Comment vous faire comprendre ? Certains petits désagréments sont nécessaires aujourd’hui… Ils en évitent parfois d’autres beaucoup plus graves.

- Je n’étais donc qu’un bouc émissaire ?

- N’employez pas de grands mots, vous savez bien que cela m’agace… Disons que certaines erreurs sont parfois le prix à payer pour assurer la pureté de notre groupe. Quand pouvez-vous venir ? Quoiqu’il en soit, nous devons clarifier la situation…

Maintenant, Hermann l’énervait. La curiosité s’était réduite à de l’irritation. Malgré tout, Thomas se préparait à reprendre le chemin de la Fondation. Ce qui l’attendait là-bas l’excitait plus que ce qu’on lui proposait ailleurs. Il fuyait surtout le spectre de son père et des ses amis. Repus de « déjeuners-client » chez Lasserre et courant des spectacles qu’ils ne comprenaient pas, ils rêvaient tous en fin de soirée d’un gîte rural dans les Cévennes ou d’un poste à Pondichéry. Thomas s’était juré de ne jamais en arriver là.

La suite vite !!!