Michel n’en revenait pas. Il lui était bien arrivé de confondre un vautour percnoptère avec une cigogne, mais là, il était sûr de son coup. Un vautour ! Moine ou fauve, mais un vautour. Ici, à vingt kilomètres de Vesoul ! Il tenta de se calmer : probablement un piaf échappé de captivité. Aujourd’hui n’importe quel parc d’attraction se paye des gypaètes et des ibis marrons dévastent le golfe du Morbihan… Rien n’y fit. Il devait en avoir le cœur net. Le rapace était passé derrière une colline en tournoyant de plus en plus bas, comme pour se poser. Michel l’imaginait déjà dévorant un zèbre, des mouflons, Fort Apache. Il pressa le pas en priant pour que l’oiseau n’eût pas la mauvaise idée d’aller festoyer à Culmont-Chalindrey, passa sans le regarder devant un blongios nain et leva même dans sa hâte une colonie d’hypolaïs polyglottes. Ceux-ci auraient suffi à la félicité d’un week-end ordinaire, mais là…
Comme toujours à la campagne, la colline était plus éloignée qu’il n’y paraissait. Tout en marchant, Michel vérifia l’état de la batterie de son appareil photographique. Avec la lunette, il pourrait lui tirer le portrait à plus de cent mètres. Après tout, ce n’était pas un troglodyte mignon (plus petit oiseau d’Europe). Il imaginait déjà la tête de ses amis ornithologues lorsqu’il leur ferait la surprise de ces clichés. Et ses filles prostrées sur les transats de Ludolac ! Tant pis pour elles.
Comme il ne connaissait pas la distance de fuite du bestiau, il se mit à terre au sommet de la colline. Après tout, on peut être gros et craintif. Surtout quand on n’a pas la vélocité d’un passereau. Michel dominait un petit val pittoresque qu’il balaya de sa lunette et repéra très vite le vautour sautillant dans un amas de pierres ressemblant à un éboulement, en contrebas d’une corniche abîmée. Après quelques photos, l’ornithologue amateur décida d’approcher. Une vaste prairie en pente le séparait de l’oiseau situé sous un surplomb rocheux de l’autre côté du val. Sans possibilité de progresser à couvert, il fit de courtes stations agrémentées de séances photo. Le vautour mangeait. Il avait probablement découvert une charogne et ne donnait aucun signe d’inquiétude. La captivité l’avait habitué aux hommes.
Mais lorsque Michel fut à trente mètres environ, l’oiseau releva la tête, poussa deux cris brefs et se laissa couler en profitant de la déclivité du terrain. La séance était finie. La fiche signalétique était presque complète. Espèce, taille, heure et lieu, il ne manquait que des précisions sur la nourriture. Depuis l’équarrissage et les farines animales, le vautour n’a plus vraiment droit de cité chez nous et Michel se demandait de quoi pouvait bien subsister son mystérieux visiteur. La réponse projeta son petit déjeuner sur les orchidées survivant entre les pierres tombées de la corniche effondrée.
Thomas commença par quelques allers-retours entre Nice et Paris, puis il annonça l’obtention de la bourse à ses parents et prolongea de plus en plus ses séjours à la Fondation. Sa mère s’inquiétait bien sûr de le voir délaisser l’université, mais Thomas répondait que la seule utilité des séminaires était de se trouver un parrain, rôle fort bien tenu par Hermann Campanella. Avec un peu de mauvaise foi, il décrivit la Fondation comme un campus privé sur lequel sa thèse avancerait plus vite qu’à Paris. Son père, qui rêvait de voir les propriétaires d’hypermarchés ressusciter les Médicis, soutint alors ce choix contre les souhaits d’une mère plus attachée aux usages majoritaires. Mais elle comprit vite qu’en troquant sa chambre de bonne pour un abonnement Paris-Nice, Thomas serait plus souvent près d’elle à Saint-Cloud que durant les années précédentes. Elle fit donc contre mauvaise fortune bon cœur.
A la Fondation, Hermann se montrait prévenant, mais il se nimbait aussi d’une aura de mystères et de secrets qui résonnaient encore des demies révélations du premier jour. Pour échapper à son inquiétude diffuse, Thomas entrecoupait ses séjours en famille d’intenses périodes de travail. Il bénéficiait maintenant des conseils érudits de Marc et de Giovanni qui se chargeaient de lui dévoiler toutes les possibilités qu’offrait la Fondation. Marc numérisait et téléchargeait à tour de bras les œuvres de son musée imaginaire. « L’information c’est le nerf de la guerre » serinait-il. Chaque jour, il proclamait en giga-octets le volume d’images ou de textes présents à la Fondation.
Pour eux tous, elle représentait plus que l’Université, plus que la famille. La Fondation pourvoyait l’idéal et le quotidien qui justifiaient tous les sacrifices.
La fonction de chacun ne semblait pas clairement définie, mais tous travaillaient beaucoup, confortés par le postulat implicite que savoir et talent ne sont jamais nuisibles. Cet encouragement ambigu révélait l’arrogance des uns, les espoirs secrets des autres et tous se voyaient en route vers des destinées hors du commun. Pour trouver sa place et bénéficier de tous les avantages, Thomas s’adressait aux tuteurs désignés lors du premier déjeuner. Même s’il les interrompait immanquablement dans une autre occupation, ceux-ci ne semblaient jamais trouver fastidieuses les visites du jeune étudiant parisien. Les méfiances du premier jour étaient oubliées. Ils le conduisaient à travers les collections, le conviaient aux fêtes et aux rencontres savantes.
Thomas aimait le bureau de Giovanni. Le Frioulan avait disposé quelques étagères de livres autour d’une fenêtre toujours ouverte sur les montagnes. Plusieurs cadres, souvent renouvelés, complétaient le décor et la petite table de travail jouxtait un diptyque représentant une banane bleue dans le style désuet d’Andy Wahrol et une photo satellite de l’Europe occidentale. Le fait que cette œuvre anodine ne soit jamais changée finit par intriguer Thomas.
- Ça ? dit Giovanni. C’est chez nous.
- La photo, oui, mais la banane ?
- Ah ! Tu n’as jamais entendu parler de la banane bleue ? C’est ce qu’on voit quand on survole l’Europe de nuit par satellite. Ce sont des millions de lumières qui vont de Rome à Londres. Elles représentent l’épine dorsale de notre civilisation. Il faut les réunir, comme elles le sont sur cette image.
- Un nouvel empire ?
- Oui. Cette unité redonnera du sens à des millions d’hommes qui ne savent plus qui ils sont. La Suisse, le Tyrol, l’Alsace, la Belgique ou les Flandres, ce ne sont que des poussières d’empire qu’il faut maintenant ressouder. Plus la peine de vains débats théologiques sur ce que sont les autres, ce qu’ils pourraient être, ce qu’ils furent… cette image, c’est nous. Quand nous l’aurons compris tout sera plus clair.
Thomas, pour qui l’histoire n’avait toujours été qu’une considération ringarde, repensait à son père, ridicule par les concessions faites au système qu’il avait prétendu détruire. Oublié par l’histoire, obligé de raccrocher les wagons. Trente ans plus tard, les jeunes ne s’étaient pas donné beaucoup de mal pour comprendre le monde dans lequel ils arrivaient, mais on peut mettre à leur décharge le ridicule des situations où s’étaient embourbés leurs aînés.
Thomas s’était donc tout naturellement dirigé vers le salut individuel. La liberté portait des valeurs et des espérances vite exaucées. Sans se faire d’illusions sur l’égalité des chance ou sur l’état de droit, le jeune homme se faisait fort de détourner les défauts du système à son profit. S’il n’avait jamais cru les boniments des media, ils avaient pourtant représenté pour lui l’idéal vers lequel se dirigeait le monde. Malheureusement l’ampleur des dégâts dépassait son imagination et Thomas savait maintenant qu’on filait à toute vapeur dans la direction contraire à celle qu’annonçait le panneau. Même si le ressort était cassé, cela donnait envie d’écouter Giovanni.
- Hermann ne se trompe pas sur cet enjeu. Il ne se passe pas de jours sans que je sois en contact direct avec nos membres dans ces pays. C’est là et nulle part ailleurs que nous reconstruirons l’Europe. Malgré leur aveuglement les bureaucrates n’ont pu choisir d’autres villes que Bruxelles, Strasbourg ou La Haye pour leurs activités. Nos ennemis ne s’y trompent pas non plus : de Londres à Milan se concentrent les plus importantes populations immigrées destinées à saper notre renaissance. Quoi de plus facile pour déraciner un peuple que de le mélanger à ceux-là ? Pour être sympa, nous sommes maintenant prêts à oublier Dante, le Cid ou Voltaire ! Mais ne nous y trompons pas, ces hordes fanatiques et illettrées ne sont que des instruments aux mains d’ennemis autrement plus redoutables. C’est pour cela qu’il nous faut être vigilants et découvrir la partie qui se joue derrière les meurtres de Merisi et de Van der Bilt.
A la Fondation, rien n’était quotidien. Tous avaient leur empire ou leur Padanie secrète et chaque réunion, chaque repas servait de prétexte à des scénographies complexes, ébauches de futurs rites païens sur lesquels il faudrait un jour rebâtir le monde. La communauté des hommes se forgeait dans de harassantes courses en montagnes et d’énormes beuveries où l’exaltation de la culture la plus raffinée côtoyait la débauche la plus commune.
Les femmes étaient séparées en deux castes bien distinctes : les jeunes et les vieilles. Autant les premières étaient mêlées aux excès des distractions coutumières autant les secondes en vivaient retranchées. Celles-ci semblaient toutes n’avoir au plus qu’une petite cinquantaine d’années, avec des corps étonnamment jeunes. Mais leur aspect sévère et leur austérité décourageaient les éventuels amateurs, si tant est que les premières leur en eussent laissés.
Ces maîtresses femmes accomplissaient tous les mois des cérémonies dans la grande salle, derrière le péristyle. Ce jour-là, des gardiens protégeaient les arcanes de la liturgie. C’est ainsi que Thomas découvrit qu’il n’était pas membre à part entière de la Fondation. Alors que sa curiosité l’avait mené devant la salle de cérémonies, les gardes le repoussèrent sans ménagement et semblèrent même outrés de son ignorance des règles. Il battit en retraite vers un petit jardin d’où il observa ceux qui sortirent plus tard de la salle. Il n’y avait aucune jeune femme et peu de jeunes hommes dans les participants de ce culte élitaire. Giovanni se tenait aux côtés d’Hermann et de Philippe mais Marc n’était pas là. Thomas se promit de questionner Hermann sur le chemin qui menait à cette singulière distinction mais – lâcheté ou distraction ? - cette résolution lui sortit vite de l’esprit.
Un soir, au milieu d’une conversation anodine, Hermann revint sur Van der Bilt.
- Thomas, où en êtes-vous de votre mission ?
- … ?
- Thomas, je pense que vous l’avez maintenant compris, la Fondation est une armée. Nous luttons pour un idéal et nous affrontons des ennemis prêts à tout pour nous empêcher d’accomplir ce destin. Chacun doit assumer son rôle et le prendre très au sérieux. Les meurtres de Van der Bilt et de Merisi, m’obsèdent tous les jours… Quelqu’un s’arroge le droit de tuer nos amis. Il me semble que vous étiez bien parti dans une enquête…
- Oh ! Pas vraiment… Mais si vous voulez que j’avance, il faudrait me donner plus de renseignements.
- Mais vous savez tout ! Ne rejetez pas vos négligences sur les autres, dit Hermann avec un air de chef que Thomas ne lui connaissait pas.
- … ?
- Bon, je croyais que vous aviez compris ou que vos collègues vous avaient tout raconté. D’ailleurs, cela tient en une phrase. En échange d’une substance psychotrope – de jolies petites pilules bleues - dont nous avons l’exclusivité, des conservateurs acceptent d’échanger certaines de leurs pièces contre des copies.
- Vous droguez les conservateurs ?
- Je n’aime pas ce terme. Je ne vais pas vous faire une leçon sur la réalité, mais, vous le savez bien, le cerveau ne distingue pas entre la perception d’un objet et sa représentation, le fruit de son travail. Nous offrons du bonheur contre la restitution des chefs-d’œuvre.
- Et personne ne s’est jamais aperçu de cet échange ?
- Si : vous ! Ce serait d’ailleurs une très bonne nouvelle pour nous que cela se reproduise plus souvent. Ceux qui sont capables de faire la différence sont mûrs pour la Fondation. Les autres ne sont pas lésés. Ces œuvres ne s’adressaient pas à eux. Ceux qui font affaire avec nous s’en trouvent même plutôt mieux qu’avant. Penser que la culture de masse va changer le monde est une hérésie. Le peuple a besoin d’une culture populaire. Les vrais escrocs sont ceux qui lui vantent Joyce et Klee et l’abreuvent quotidiennement d’émissions débilitantes. Voilà nos ennemis !
- Mais comment changer cela ?
- Le meurtre de Van der Bilt montre que nous frappons juste. Quand leurs musées seront vides, ils se souviendront que leurs écrivains n’écrivent plus, que leurs peintres ne peignent plus et que leurs dirigeants ne dirigent plus. Alors, ce sera notre tour. Il ne faudra pas le laisser passer. La déliquescence contemporaine n’est pas le résultat du hasard ou d’un mouvement naturel. C’est le fruit d’une volonté perverse. Un complot. A qui profite le crime ? Il n’est pas très difficile de répondre à cette question, mais isoler dans ce système ceux qui veulent notre perte est plus délicat. C’est pour cela qu’il ne faut pas laisser les assassinats de Van der Bilt et de Merisi sans réponse.
Pour la première fois de son existence, Thomas se sentit engagé dans quelque chose qui le dépassait. Une lueur brillait en lui qu’il ne voulait ni décevoir ni trahir. Il espérait montrer une discrétion digne de la confiance que lui témoignait Hermann. Son caractère n’étant pas très expansif, il jugea donc plus utile d’exprimer son assentiment par la mise en œuvre de ses capacités d’analyses.
- Hermann – si je puis me permettre – il y a quelque chose que je n’arrive pas à m’expliquer. La Fondation semble extraordinairement prudente et bien organisée. Néanmoins, vous laissez une trace qui conduit chez Lux Aeterna. Non seulement cette société vous appartient mais en plus elle ne restaure pas d’œuvres d’art !
- Mon cher Thomas, vous savez combien j’estime votre instinct pour l’art et pour les choses de l’esprit. Pour la stratégie qui gouverne nos rapports avec le monde de poussière, vous me semblez moins doué. Je ne vous en blâme pas. En quelque sorte votre innocence vous qualifie. C’est pour des gens comme vous que nous nous battons !
- … ?
- Bon, bon, voilà votre explication. Vous devez vous mettre dans la peau du policier qui arrive à Lux Aeterna.
- C’était un peu mon cas lorsque j’y suis allé.
- Oui, mais vous ne meniez pas une enquête. Vous cherchiez la vérité. D’ailleurs vous l’avez trouvée. Le policier lui cherche un coupable, il doit boucler un dossier. Si dans Lux Aeterna, une vraie société qui fait de vraies recherches, il décèle le fusible qu’elle est en réalité pour nous, il y a fort à parier qu’il deviendra un des nôtres. L’intelligence n’a qu’une patrie. Mais quatre-vingt dix-neuf fois sur cent il pensera s’être fait abuser par Van der Bilt, paix à son âme, et retournera poursuivre son enquête ailleurs.
- Oui, mais quel est l’intérêt qu’il soit arrivé si près de vous ?
- Si près… si loin… Pour un policier le chemin reste considérable. Les holdings du Luxembourg et des Caïman remplissent très bien leur office. En revanche, nous serons avertis d’une menace. Notre organisation ne peut rester cachée, elle a pour ambition de régner et il est hors de question que la révélation de certaines de nos activités soit synonyme de coup de grâce. Mais aujourd’hui nous devons encore être prudents. C’est la signification de cette chicane.
- Mais pourquoi suis-je le seul à être remonté jusqu’à Lux Aeterna ? Et, si c’est vraiment le cas, comment peut-on faire le lien entre la Fondation et Van der Bilt ?
- Il y a aussi Merisi ! On nous espionne ! Le système voit en nous une menace pour sa domination dégradante. Il veut faire peur à nos partisans. Ce n’est pas la police que nous devons craindre, mais parfois l’honnêteté mal comprise peut pousser vers nos ennemis des gens qui auraient une place parmi nous.
- Bien sûr… Autre chose : lorsque j’ai rencontré Van der Bilt, il m’a semblé bizarre, diminué presque comme un vieillard.
- Oui, il avait décidé de se désintoxiquer, comme il disait. Mais notre substance ne crée pas d’accoutumance physique comme l’héroïne ou le tabac. Elle ne fait que donner l’image –vous diriez l’illusion - de la jeunesse à celui qui la consomme. Arrêter plonge le sujet dans un état de détresse qui n’est que le reflet de sa réalité. Arrêter revient à vieillir de quarante ans en deux jours. Théoriquement, un peu de force morale suffit à se débarrasser des effets secondaires… mais jusqu’à présent personne encore n’en a triomphé.
- Dernière chose. Pourquoi moi ? Comment pouvez-vous penser que je vais trouver vos assassins ?
- Quelqu’un qui détecte une copie issue de nos ateliers possède le sens nécessaire pour cette mission. Vous reniflerez sans hésitation la merde quand elle se présentera.
Les deux pilules hebdomadaires sont sur la table de nuit. Quelle tristesse ! Même si leurs molécules géniales résultent en partie du travail de Suzanne, même si la force en vient sans discussion, sans lutte et sans risque, ces deux pilules portent en elles quelque chose de triste. Triste comme cette couche solitaire depuis dix années. 516 semaines, 1032 pilules. Des chiffres froids comme un microprocesseur. Hermann doit les prendre, lui aussi. Certainement depuis plus de huit ans. Il n’a peut-être pas choisi le même jour de la semaine. Suzanne a choisi le dimanche, le jour où le Créateur se repose.
Deux pilules. Une noire et une blanche. C’est Johann qui avait imposé cette symbolique simpliste. Comme les autres s’en moquaient, il avait eu gain de cause. Suzanne se demande si Hermann continue de la fabriquer sous cette forme. Le Yin et le Yang ! Comme s’ils allaient oublier que Johann avait presque les yeux bridés ! Elle n’a pas eu le cœur de modifier cela. Elle aurait bien pu ne fabriquer qu’une seule pilule contenant les deux molécules, mais elle a continué comme ça. C’est tout ce qu’elle garde de son mariage. Le reste, c’est le rêve. L’art, l’empire, la civilisation : Biotrans a tout remplacé. Ce n’est pas plus mal. Ça existe. La liberté de Suzanne s’exerce dans le monde réel. Là, tout de suite.
Elle n’aurait pas dû choisir le dimanche. C’est le jour où le business s’arrête. Il faut trouver aux pilules d’autres justifications. Des veines plus souples, un teint plus clair. Pourquoi cette prise, réglée comme une horloge, se solde-t-elle toujours par une bouffée de cafard ? En bonne scientifique, Suzanne avait d’abord cherché des effets secondaires. Mais ça ne collait pas. Le bon sens suffit à expliquer cette petite déprime hebdomadaire.
Elle avale les deux pilules avec une gorgée d’eau. Comme elle ne peut bien sûr constater aucun effet immédiat, Suzanne se sent poussée vers le grand miroir de la penderie. Elle y voit une femme qui pourrait être sa fille. Elle sourit et rejette sa chemise de nuit sur le lit derrière elle. Une oie blanche. Elle ne sait pas pourquoi, mais c’est l’expression qui lui vient devant son corps laiteux. Elle guette la vieillesse qui ne vient pas, tâte ses petits seins fermes, son ventre, ses cuisses. Un corps d’athlète, dévoyé comme un corps de travesti. Une caricature de femme, presque un contresens. Suzanne continue de s’épiler comme les filles des magazines, même si cette politesse ne s’adresse plus à personne maintenant. Elle effleure le triangle d’un sexe à jamais sans objet et ne ressent pas plus de plaisir qu’en se caressant le genou.
Thomas revint à Bâle avec le sentiment de familiarité que suscitent de vieilles amies dont on partage quelques secrets mais dont on ignore poliment les turpitudes quotidiennes. Il n’avait pas encore arrêté de stratégie pour tenter de savoir qui pouvait bien se cacher derrière les assassins de Van der Bilt. Il s’installa dans un confortable hôtel du centre ville et commença par utiliser la salle de bain de sa chambre durant une bonne heure. Puis il descendit dîner à la Kunsthalle en espérant vaguement y rencontrer quelqu’un qui le sortirait de son impasse. Mais il finit tout seul ses saucisses et même les vermicelles de marrons garnis de crème fouettée n’attirèrent cette fois personne à sa table.
Il fallait se rendre à l’évidence. On l’avait chargé de mener une enquête parallèle dans une ville étrangère. Ne connaissant des méthodes du détective privé que ce qu’il en avait lu dans les classiques de la littérature américaine, Thomas décida de commencer son travail par la seule chose qu’il avait appris à l’université : exhumer des documents dans une bibliothèque. S’il en croyait les mémoires des espions repentis, 99% des informations sont accessibles à tous. En sirotant avec répugnance un café au lait indigne d’un nom si propice à la rêverie, il s’empara des journaux locaux mis gracieusement à la disposition des clients et releva l’adresse du Basler Zeitung, le quotidien local de référence.
Le lendemain matin, Thomas se rendit aux archives du journal. Il dut faire face à la méfiance instinctive du Bâlois pour tout étranger mais sut adroitement jouer de la fierté du Bâlois à montrer l’excellence de la machine. Thomas prétendit travailler sur les politiques culturelles de la ville et se fit étaler tous les documents en moins de vingt minutes. Il prit le temps de se demander comment la France pouvait bien rester dans la course universitaire avec de tels concurrents, se félicita d’avoir choisi la Fondation et se plongea dans les milliers de pages qui l’attendaient.
La plupart des années se présentaient sous forme de microfiches. On pouvait aussi consulter des liasses de journaux. Pour certains thèmes, des répertoires informatiques avaient été créés. En bon universitaire, Thomas commença par se dire qu’on ne pouvait faire confiance qu’au matériel brut, oubliant par-là qu’un journal n’est jamais qu’un document fragile sur les tourments de l’opinion, un miroir de la turpitude.
Il dévora sans retenue les pages en petit caractère du quotidien alémanique et, à la fin de la journée, il avait l’impression de connaître un peu mieux Bruno Van der Bilt et son épouse. Tous deux avaient eu droit à de pleines pages d’interviews et avaient régulièrement publié des papiers, des billets d’opinions ou des déclarations sur la politique du musée et de la municipalité. Rien qui pût mettre sur la piste d’un tueur. Au fond Thomas comprenait plutôt moins bien la mort de Bruno depuis cette familiarité conférée par la presse. Avec sa femme, ils ressemblaient désespérément à tous les couples de notables provinciaux que Thomas croisait à la table de ses parents. Leur vie suait un ennui qui ne laissait jamais présager une fin flamboyante et notre détective en herbe commençait à se dire qu’il n’avait peut-être pas attaqué le problème par le bon bout. Il oubliait que Bâle n’était la province d’aucune métropole, mais une poussière d’empire condamnée par son isolement à l’observance de règles surannées qui précipitaient les meilleurs dans la mélancolie et les griffes des prédateurs.
La deuxième soirée bâloise de Thomas ressembla fort à la première. Même séjour prolongé dans la salle de bain, même restaurant, même saucisse solitaire. Même attente superstitieuse. Il tenta de se débarrasser du sentiment commun chez beaucoup de médiocres de tout faire dans les règles sans aucun résultat. Thomas connaissait intimement le parcours de plusieurs artistes importants et restait persuadé que le temps et la chance jouent leur rôle dans le succès. Il se disait que sa décevante journée dans les archives avait peut-être déjà tracé les linéaments secrets des réponses recherchées. Mais il craignait fort que Hermann ne se satisfît point de ce credo ni de cette patience.
Le lendemain, il continua l’examen minutieux de la presse locale. Au fur et à mesure qu’il remontait dans les années, les mentions du couple Van der Bilt se faisaient plus rares. Lorsqu’il trouva l’article annonçant la nomination de Bruno, il n’espéra plus grand chose des années précédentes. Il y avait peu de chances de trouver quoique ce soit et surtout quoique ce soit d’intéressant avant la date de cette nomination. Thomas continua pourtant ses investigations sur plusieurs années.
Il avait pris peu de notes, mais il avait beaucoup photocopié. Pour donner le change. Rien qui méritât à ses yeux de figurer dans un dossier. Les privés gardent tout en mémoire, mais les étudiants photocopient. Thomas photocopia même une dizaine de portraits de Van der Bilt parus sur quinze ans et se fit un montage qui mettait en évidence la progression de sa calvitie. Sur la dernière photographie, parue six mois plus tôt, le conservateur affichait un sourire communicatif qui suffisait à lui seul à prouver la qualité des produits fournis par Hermann. Là encore, malheureusement, rien de nouveau.
Bien que tous les historiens de l’art se doivent de lire l’allemand, Thomas ne maîtrisait pas cette langue au point de pouvoir passer sa journée dans le Basler Zeitung sans s’évader de temps à autre. Il feuilletait alors les liasses ou les documents annexes avec moins de rigueur et s’égarait parfois jusqu’à lire des articles qui n’avaient manifestement rien à voir avec Van der Bilt. C’était aussi de l’allemand, mais hors champs. Il tomba sans l’avoir cherché sur le compte-rendu d’une affaire judiciaire qui le fit frémir malgré lui. Trente ans plus tôt, Bâle avait été secouée par un scandale autour d’une drogue de synthèse qu’un jeune chercheur du nom d’Hermann Campanella faisait circuler dans les élites de la ville. Trop de beau monde trempait dans l’affaire pour que celle-ci restât longtemps à la une des quotidiens. L’incident principal de cette histoire semblait s’être déroulé dans un café de la ville. L’article était avare de détail, mais au fond, pas de quoi s’énerver. Surtout en 1972.
Un autre fait divers mentionnait en première page le nom de Hermann Campanella. La même année, Charles LaRue, jeune doctorant du laboratoire de ce qui allait devenir une de premières entreprises pharmaceutiques mondiales, disparaissait au cours d’une ascension dans les montagnes de Patagonie.
Le jeune homme avait quitté la cordée pour aller chercher un sac oublié près du bivouac quitté quelques instants plus tôt, mais il avait disparu dans la tourmente et son corps n’avait jamais été retrouvé. Tous les membres de l’expédition faisaient partie du même laboratoire, celui d’où provenait la drogue de synthèse pour laquelle Hermann avait été mis en cause par la police helvétique. Lorsqu’ils furent entendus pour cette disparition tragique, ses collègues avaient pris la défense d’Hermann en jurant que Charles LaRue n’avait pas consommé de drogue avant sa disparition. Thomas photocopia l’article et la photographie des cinq alpinistes prise à leur arrivée à Buenos Aires. Un cas classique. L’enquête dans l’enquête. Le vrai problème, occulté par le roman policier, c’est qu’en enquêtant sur le commanditaire, on ne sait plus par qui se faire payer.
En début d’après-midi, il appela le Kunstmuseum. Anne-Marie lui proposa spontanément d’aller boire un verre le soir même, à la sortie du travail. Après avoir fait défiler des milliers de microfiches et de pages informatiques, il ne fut pas fâché de changer d’atmosphère – ça rime avec mohair - pour tenter de porter l’enquête sur le terrain.
Dans la Kunsthalle déserte le sourire poli d’Anne-Marie donne à voir d’anciennes relations de travail. Stratégie ? Pudeur ? Conformisme helvétique ? Elle s’assoit face à lui, sage et toujours déroutante, comme si quelque chose d’elle s’échappait vers un jardin privé.
- Me revoir ne doit pas t’évoquer de très bons souvenirs ? dit-il. J’aurais aimé te rencontrer par hasard. Pour recommencer à zéro.
- J’ai oublié tout cela. Et puis, j’ai beaucoup changé depuis notre dernière… notre rencontre.
- Ah bon ? … C’est vrai qu’on ne se connaît pas…
- Non, mais je préfère que tu fasses connaissance avec celle que je suis devenue.
- Dis-moi tout.
- Plus spirituelle !
- Très XXIe siècle !
- Ne te moque pas de moi.
- Pardon. Je t’écoute…
- Je participe depuis deux mois à un groupe de prière.
- Une secte ?
- Si tu veux. La Nouvelle Jérusalem. Tu ne les connais pas ?
- Non. Ça parle de quoi ?
- Ça remet sur les rails.
- Quoi ?
- C’est la seule image qui me vient : ça remet sur les rails. Nous ne nous sommes pas égarés très loin. Nous savons bien au fond quelle est la route à suivre. C’est celle que l’humanité suivait depuis toujours. Il suffit d’oublier notre orgueil et de reprendre la route où nous l’avions laissé.
- Et où va-t-elle, cette route ?
- C’est le seul chemin. Depuis que nous l’avons quitté, nous ne sommes allés nulle part. L’humanité n’a jamais été si meurtrière, si désespérée. Nous avons tout simplement trébuché dans le fossé là où nous avons cru construire une autoroute. Il faut reprendre ce chemin. Où va-t-il ? Notre groupe s’appelle La Nouvelle Jérusalem. C’est une belle destination.
- Mais, attends, ça me dit quelque chose. Ce n’est pas le type qui prétend avoir l’élixir de jouvence ? Rafaël, c’est ça ? On m’en a parlé dans une fête à Paris !
- Je t’avoue que ça me semblait bizarre, mais je suis allée plusieurs fois dans le château pour des week-ends de prières et la forme des initiés m’a vraiment convaincue.
- La vie de château, ça conserve ! Tout le monde connaît de beaux vieillards. Quel âge ont-ils ?
- Pas très vieux. Quatre-vingts, quatre-vingt-dix tout au plus, mais La Nouvelle Jérusalem n’existe pas depuis très longtemps.
- Jusqu’à quel âge espèrent-il vivre ?
- Ce n’est pas très sûr. Le Maître dit deux cents ans.
- Il suffit d’adhérer pour redevenir jeune ?
- Mais non, c’est un médicament qui stoppe le vieillissement à partir de la cinquantaine. D’ailleurs, ce n’est pas le but des adeptes. Cette aide du ciel n’est qu’un signe favorable pour la tâche que nous devons accomplir.
- C’est remboursé par la Sécurité Sociale ?
Anne-Marie et Thomas continuent quelques instants leur dialogue de sourds avant que la conversation ne bifurque enfin sur Van der Bilt. Mais pour la jeune fille son ancien patron n’était qu’un égaré. Sa mort, pour étrange qu’elle fût, n’est que le résultat de ses erreurs. Il a trébuché dans le fossé. D’ailleurs plus personne ne parle de cette affaire au musée. La page est tournée. Thomas se dit que les pages se tournent bien facilement sur les bords du Rhin. L’eau qui coule, Héraclite, Erasme. C’est à désespérer les détectives et les historiens.
Comme lors de la première rencontre, c’est elle qui donne le signal de la retraite en posant son porte-monnaie sur la table de bois clair. Thomas insiste pour offrir les boissons et la raccompagne jusqu’à la place Barfüsser. Comme si les choses n’étaient pas encore suffisamment claires, elle lui dit : « C’est là que je prends mon tram. » L’orgueilleux couvent des déchaux, Barfüsser, domine la place et lui donne son nom. C’est devenu le musée d’histoire. Mais il est fermé depuis deux heures et Thomas appréhende vaguement la soirée solitaire qui l’attend.
A peine assise dans le tramway, Anne-Marie sentit un petit pincement qui lui demandait si le choix pour cette soirée n’était pas une erreur. Depuis le début de la maladie de sa mère elle dévorait les revues médicales dans l’attente d’y lire un espoir de guérison. La prudence et la complexité des articles faisaient de leur lecture un acte de foi, une ascèse qu’elle ne s’imposait que pour faire acte de présence aux côtés de sa mère.
Et puis, la Nouvelle Jérusalem avait mobilisé la foi d’Anne-Marie. Elle avait cru sans y croire aux pilules qui multipliaient par deux ou trois l’espérance de vie. De l’aveu même de Rafaël, il ne s’agissait pourtant pas d’un médicament. Les pilules prolongeaient ce qui était déjà là. Elles ne soignaient pas.
Culpabilisée de ne plus penser qu’à son propre salut, à sa joie simple d’adepte, Anne-Marie s’était alors tournée vers d’autres solutions pour sa mère. Les Exhumanistes promettaient eux aussi de rallonger la vie humaine et de transformer du tout au tout les corps et les esprits. La Nouvelle Jérusalem n’était pas jalouse des engouements de membres n’ayant pas encore subi la Propitiation. Anne-Marie put donc fréquenter les deux églises, la secte millénariste et le club de biotech version SF.
Les Exhumanistes parlaient de clonages, de cerveaux programmables et de séquences génétiques. Les membres actifs étaient presque tous des scientifiques de haut vol adulés dans vingt-six pays comme les prophètes d’un nouveau monde. Mais pour l’heure, ils ne vendaient que des livres et des conférences. Pas de médicaments, pas de chirurgie. Au mieux, certaines entreprises amies proposaient pour 150 000 $ de cryogéniser les malades incurables. A Bâle, ce n’était même pas le prix d’un deux pièces.
De plus en plus seule et désemparée, Anne-Marie décida d’en parler avec Rafaël, le Maître de la Nouvelle Jérusalem. Il était beaucoup plus disponible pour ses adeptes que ne l’étaient les leaders des Exhumanises pour les leurs. Seule obligation, les entrevues privées faisaient l’objet d’une demande écrite. Anne-Marie s’en acquitta sagement et fut surprise de recevoir une réponse presque immédiate. Le Maître avait décidé de la recevoir ce soir-là, dans la maison d’un pilote de ligne adepte et absent. Le lieu de rendez-vous se situait au bout de la ligne 6, près de la frontière allemande. Une adepte qu’Anne-Marie connaissait de vue (la femme du pilote ?) ouvrit la porte.
Bonsoir Anne-Marie. Le Maître vous attend.
D’une méridienne au bout de la véranda, Rafaël adressait un sourire chaleureux à la jeune conservatrice. C’était un homme d’une cinquantaine d’année, de type asiatique – métis peut-être. Il s’exprimait dans un bâlois qui ne laissait aucun doute sur la ville de son enfance. Ce mélange d’exotisme et de particularisme local aurait pu faire de lui la coqueluche des salons pour peu qu’il eût accepté de s’y montrer autrement qu’en tête-à-tête.
Comment va votre maman, Anne-Marie ?
Pas trop mal, merci, répondit Anne-Marie qui peinait encore à dire Maître. Son état reste stationnaire, mais les espoirs de rémission totale sont presque inexistants.
Rafaël proposa d’un geste les boissons d’un bar situé dans la véranda. Il se servit un alcool fort et prit un air désolé devant le refus d’Anne-Marie. Il fit mine de regarder quelques instants une collection de laques orientales posées sur une commode chinoise.
Toutes les mamans meurent, lâcha-t-il.
Les larmes vinrent aux yeux de la jeune femme incapable de répondre ou de poser les questions qu’elle était venue poser.
Vous vivez seule ?
… avec maman.
Non ! Je voulais dire : en couple ? Voyant que la réponse était négative, Rafaël poursuivit : n’ayez crainte, il vous faut franchir ce seuil pour que votre maman meure en paix. L’amour est le sens de notre passage ici-bas.
Je ne comprends pas. N’est-il pas possible que mes enfants grandissent un jour avec leur grand-mère ? Quel est le sens des pilules qui prolongent la vie des adeptes ?
Au début de la Nouvelle Jérusalem, nous étions si peu que j’ai pensé à cet expédient pour asseoir notre Eglise. C’était une erreur. Elle ne sera bientôt plus nécessaire. Je ne vous apprends pas à vivre mais à mourir. Lorsque vous connaîtrez la Propitiation, vous comprendrez tout cela. Vie et mort sont synonymes. Même le Christ est venu sur Terre pour mourir.
Les Exhumanistes…
Ne me parlez pas de ces charlatans ! Chacune de leurs prétendues découvertes prouve ce que je viens de vous dire et ces escrocs tentent d’en tirer les conclusions inverses. Vous ne comprenez toujours pas ? Le fameux gène du vieillissement ne produit son effet « négatif » qu’après avoir joué un rôle essentiel dans la reproduction. Même chose pour les oxydants : plus d’oxydation, plus de vitalité ! On ne peut pas descendre se promener et rester au balcon pour se regarder faire. Croyez-moi, Anne-Marie, ce n’est pas là qu’il faut chercher. Nous mourons par où nous vivons, c’est aussi simple que ça. Vous verrez : tout n’est que lumière.
La Propitiation me permettra-t-elle d’accepter ?
Il faut être deux. Seul on ne comprend rien. Venez quand vous serez prête.
Dans le tramway qui la ramenait vers l’appartement de sa mère, Anne-Marie ne cessa de se répéter les paroles du Maître. Elles étaient comme une lame brûlante sur son cœur. Elle savait qu’elle y viendrait et que Thomas était le seul avec qui cela serait possible.
Jusqu’à son appartement, elle scruta les passants du centre-ville dans l’espoir d’y reconnaître Thomas. Mais cela faisait plus d’une heure que le Parisien s’amusait d’une super production particulièrement musclée dans un des cinémas de la Steinenvorstadt.
Le lendemain, en constatant qu’il avait fait chou blanc sur toute la ligne, Thomas décida de faire la visite qui lui trottait par la tête depuis son arrivée. Il ne savait absolument pas ce qu’il trouverait chez la veuve Van der Bilt, mais il savait qu’il ne fallait pas tenter de prendre rendez-vous. Il joua donc la carte du culot. Elsa Van der Bilt habitait une maison mitoyenne du centre ville, en face d’un grand parc où jouaient des enfants. Le quartier semblait cossu. Thomas gravit les quelques marches du perron pour tirer une tige de fer terminée d’une poignée de bois. Une cloche retentit quelque part au loin dans la maison.
Bien sûr, Elsa ne ressemblait pas aux photographies d’elle publiées dans la presse. En vrai, elle était plutôt moins fade.
- Bonjour, je suis le Français qui voulait voir votre mari le jour où…
- La police m’a parlé de vous, dit-elle sans trahir la moindre émotion.
- Ah ! Je souhaitais vous rencontrer pour…
- Oui ?
- Eh bien, je ne pense pas que votre mari se soit suicidé.
- Personne ne me l’a dit, mais j’ai compris que vous en aviez persuadé la police.
- Je suis désolé de remuer ces souvenirs douloureux…
- En ces matières, il n’y a rien de plus douloureux que l’incertitude. Je ne sais pas ce qui s’est vraiment passé, mais c’est quelque chose qui m’échappe et qui m’empêche de refermer le livre. Ce que je voudrais savoir, c’est ce que vous venez faire ici. Pour qui travaillez-vous ?
- Je… Je ne travaille pour personne, je suis étudiant en histoire de l’art et c’est un pur hasard si… Je suis là pour l’exposition Twombly, j’écris dans une revue. Mais j’avais envie de vous rencontrer…
- Vous voulez faire une enquête ?
- Non ! Non, je voudrais savoir si ce que j’ai dit à la police est tout à fait délirant… C’est la première fois que…
- Je vous l’ai dit, je ne crois pas à leur thèse officielle. Eux non plus d’ailleurs. Il y a des manières plus confortables de se suicider. Mais que proposez-vous de plus ?
- Rien. Je pense que votre mari savait qu’il allait mourir et qu’il avait peur. Lorsque je suis allé dans son bureau, il m’a semblé très bizarre.
- C’est tout ce que vous avez à me dire ?
- Malheureusement oui…
- Savez-vous que mon mari se droguait ?
- Non, mentit Thomas.
- Il tentait d’arrêter et cela le plongeait dans un état très particulier. Je crains que vos intuitions tiennent essentiellement à cela.
- La police vous a-t-elle dit que je l’ai vu parler à deux hommes avant sa mort ?
- Non, mais cela n’a rien d’étonnant, il connaissait la moitié de la ville et puis, c’était le Carnaval.
Elsa Van der Bilt ne donnait pas d’information. Au contraire, elle en réclamait avec une insistance qui pouvait faire croire qu’elle savait des choses. Lorsqu’il se retrouva dans son lit, Thomas se demanda même lequel des deux se prenait le plus pour un détective. La conseillère municipale n’avait pas un physique hollywoodien, mais elle tranchait agréablement sur les jeunes femmes à la mode auxquelles Thomas s’était frotté. Cette inclination semblait partagée car leurs efforts communs furent rapidement couronnés de succès. Elsa retrouva dans cette issue la force d’être pudique.
- Ne va surtout pas croire que je suis une femme…
- Ce n’est pas moi qui te reprocherais une chose pareille.
- Je ne suis plus la même depuis la mort de Bruno.
- C’est drôle, tu es la deuxième femme à me dire la même chose en deux jours.
- … ?
- Tu connais Anne-Marie ? C’était son assistante.
- Ah oui, je l’ai rencontré une fois ou deux. Mais je ne crois pas que c’est le genre de fille qui pouvait faire sortir Bruno de sa réserve.
- Et l’autre, le Lituanien ?
- Ah oui, il y a ça aussi. Algirdas. Je crois qu’ils ne se supportaient plus. Avant il dînait même à la maison. Mais dans les derniers mois, Bruno avait beaucoup changé. Tout s’est brouillé.
Les confidences sur l’oreiller ne furent pas plus éclairantes que les autres et Thomas se fit l’effet d’un petit gigolo, tentant de négocier ses faveurs pour quelques tuyaux. Au fil de la conversation, il comprit qu’Elsa n’avait vu dans ce drame que l’évasion de son mari vers une jeunesse factice – « la crise de la quarantaine »- et que sa mort n’était pour elle que la sanction de cette confusion. Le reste n’existait pas. Drogue, mauvaises fréquentations, qu’importe ? Cette trahison l’obligeait à redonner un sens à son existence et cette quête lui mettait le feu au… Comme pour Anne-Marie, le cadavre de Van der Bilt était entre eux, comme un gravillon dans un soulier.
La sensation des draps propres et de cette femme replète blottie contre sa poitrine ne déplaisait pas à Thomas, mais il avait l’impression de ne pas être à sa place. En fermant les yeux, il lui semblait même se voir, comme dans un méchant vaudeville. Il ramassait lentement la force d’abréger cette douceur lorsque Elsa lui dit : « Ne bouge pas, j’ai quelque chose pour toi ». Elle sortit de la chambre en exposant pour la première fois sa nudité loin de lui. Pas si mal que ça, se dit Thomas, qui regretta tout de suite cette réflexion de petit mâle conformiste.
La veuve avait dû sentir le regard critique du jeune homme sur sa fesse rebondie car elle revint vêtue d’un kimono propre à faire oublier toute sexualité. Thomas s’attendait à du café, à des rafraîchissements, mais ces petits hommages de la femelle assouvie pour l’étalon convalescent ne semblaient pas d’usage. Elsa laissa glisser son kimono sur la descente de lit et revint enfouir sa tiédeur dans la couche adultérine. « Regarde » dit-elle. Sa main renfermait un petit insigne de métal en bas-relief. Il faisait un peu penser aux « plaquettes » utilisées pendant le carnaval mais ne représentait que trois épis de blé stylisés. Nulle autre indication.
- Il l’a reçu quelques jours avant sa mort. Je ne sais pas si…
- Dis donc, c’est léger !
- Oui c’est bizarre. Je sais que Bruno voulait le montrer à un spécialiste, mais il n’en a pas eu le temps.
- C’est arrivé comme ça, sans lettre ?
- C’était dans une petite boîte en carton rembourrée, comme un emballage de montre.
- La piste helvétique se confirme !
- Arrête de faire l’idiot, ça ne me fait pas rire.
- Pardon ! Tu connais ce symbole ?
- Oui bien sûr, c’est le logo de Biotrans, une de nos sociétés les plus célèbres. Ils travaillent dans l’agriculture.
- Eh !
- La patronne de Biotrans est une des plus grosses fortunes de Bâle. Suzanne Stoeffel, c’est presque une amie. C’est aussi l’un des gros sponsors du musée. Je pense à une manœuvre et c’est pour cela que je n’ai pas montré cet insigne à la police.
- Et que veux-tu que j’en fasse ?
- Rien, c’est un souvenir. Moi, je veux oublier toute cette affaire. Tiens, Bruno l’avait rangé avec ça.
- Une carte postale… « Bon voyage ». Dis donc, même ma grand-mère n’écrivait plus comme ça ! Tu sais d’où ça vient ? Eguisheim ?
- C’est un joli petit village alsacien. Mais je n’ai aucune idée de ce que cela peut bien signifier.
- Qui peut en vouloir à Biotrans ?
- Tous les écologistes de la planète ! Mais assassiner quelqu’un qui n’a rien à voir pour… me semble un plan trop tordu.
- Je ne comprends pas pourquoi tu me donnes ces choses.
- Elles ne me servent à rien et je ne veux pas les donner à la police. Bon, tu veux boire quelque chose ?
- Un dernier verre ?
- Ça te semble peut-être idiot, mais je croule sous le boulot. De toutes façons, on se voit demain soir ?
- …
- Au vernissage !
- Tu sembles bien renseignée.
- Le commissaire Müller m’a demandé de l’avertir si tu venais ici. Bâle est une petite ville, tu sais. Et puis cette exposition est quand même l’alibi que tu t’es trouvé pour venir me voir.
La visite de Thomas n’avait pas duré plus de deux heures. Elsa le vit remettre ses vêtements pour redevenir le jeune homme à la mode qu’il était en arrivant. Elle mesura soudain toute la distance qui s’était abolie le temps d’une étreinte et s’en trouva flattée. Madame Van der Bilt n’osait pas trop analyser les raisons de cette satisfaction, mais elle était fière de son après-midi. Elle raccompagna Thomas sans rien trouver de plus à lui dire, caressa doucement sa mèche et, lorsqu’elle referma la porte derrière lui, sentit comme un petit pincement au creux de l’estomac.
Bon ! Elsa n’avait pas menti. Elle avait du travail. Elle fila s’asseoir à son bureau, caressa brièvement le jardin d’un regard languide et prit son agenda. A faire : Corinne. Seule annotation pour la journée. Corinne était la maîtresse du conseiller Weber. Il fallait lui trouver un emploi ou plus exactement un salaire. Ce genre d’entorse à la moralité commune ne préoccupait guère Elsa. Le public ne comprend pas ces choses. En rendant à Weber un service immoral et subalterne, Elsa s’en faisait un allié. Elle le compromettait, elle se compromettait, cela resserrait les liens et contribuait à la stabilité de la classe politique. L’ordre s’en trouvait mieux protégé que par une observance bornée des lois qui n’aurait fait que mettre en avant la fantaisie de chacun. D’ailleurs l’opposition comprenait parfaitement ces choses-là. Jamais aucune attaque ne concernait ces petits arrangements. Comme l’avait si bien compris ce politicien français : « la politique c’est comme l’andouille, ça doit sentir la merde, mais pas trop ».
Après tout, on ne mentait à personne, Weber ne se cachait pas. Il avait même tendance à se vanter des faveurs de la jolie Corinne. Mais Elsa, qui se repassait en boucle quelques épisodes marquants de l’après-midi, eut soudain le pressentiment de se mentir à elle-même. Non pas pour l’argent détourné des poches du contribuable vers les plaisirs du notable – Corinne rendait certainement plus de services que bien des employés de l’administration cantonale – mais parce que cette histoire replongeait Elsa dans un malaise qui lui collait à la peau.
L’an passé, elle s’était infiltrée dans la commission culturelle de la ville pour assister au Festival de Cannes. Elle espérait échapper quelques jours aux relations déprimantes qu’elle entretenait avec son mari. La vie quotidienne était devenue si triste que des ombres planaient même sur sa vie professionnelle. Elles s’acheta donc quelques robes et s’envola pour le Festival. Comme elle n’avait guère d’obligations officielles, Elsa put se consacrer presque entièrement au divertissement. Films, fêtes, fredaines, de quoi se consoler des froideurs d’un mari. Pourtant, elle ne tarda pas à sentir que quelque chose n’allait pas. Une fois passé l’étourdissement provoqué par le luxe, l’alcool et le bruit, elle se demanda si tous les hommes n’étaient pas à Cannes des Bruno. Elle crut d’abord que l’inexpérience et l’ignorance la coupaient d’un monde nouveau. Mais lorsqu’elle vit ses collègues masculins l’ignorer grossièrement pour saluer avec effusion la moindre sotte siliconée, Elsa comprit. La démonstration ultime lui fut infligée par un vieux présentateur vedette de la télévision française assis au bar de l’Eden Rock en compagnie d’une splendide jeune fille. L’ennui réciproque qu’ils s’inspiraient transpirait sur tout le luxueux salon. La situation puait les convenances. A d’autres époques, il eût été choquant de ne pas arborer les insignes de son rang. Un marquis roulait dans un carrosse de tel calibre. Un présentateur télé, ça baise des top models.
Elsa découvrait que le mensonge fonde la relation sociale et que l’éloignement dont elle souffrait tant était le lot commun. Elle eut presque honte de ressasser à son âge de telles platitudes et jura de rattraper son retard sur le cynisme ambiant. A faire : Corinne. Superstitieuse, Elsa craignit d’avaliser par un acte imprudent la perte de Thomas. Elle renvoya l’affaire sine die et, pour la première fois depuis longtemps, se mit à écouter de la musique.
Après avoir abandonné la veuve à son labeur solitaire, Thomas se mit à déambuler dans les petites rues du centre en testant les pâtisseries locales. Même en ce début de soirée, la chaleur restait étouffante et la bière coulait à flot dans la panse distendue du client des terrasses. Thomas ne résista pas longtemps à ces prémices de Mitteleuropa et s’attabla non loin de la place du marché. Sa bière n’était pas encore arrivée qu’un vieil ami le rejoignit.
- Alors, on mène l’enquête ?
- Bonjour M. Müller !
- Bâle est une petite ville vous savez, mais, comme la première fois, votre naïveté vous sauve. Alors, qu’avez-vous appris de neuf ?
- Rien du tout. Van der Bilt est le premier homme que je voyais mourir et je me suis dit que…
- Blabla. Vous travaillez pour Hermann Campanella. C’est lui qui vous envoie.
- Pour l’exposition Twombly…
- Savez-vous que M. Campanella est un vieux Bâlois ?
- Je…
- Il a fait ses débuts chez nous, dans la chimie. Drôle de coïncidence non ? Mais quelques erreurs de jeunesse font qu’il n’y est plus le bienvenu. On est rancunier dans les petites villes…
- Que voulez-vous que je vous dise ?
- La vérité ! Nous n’avons pas beaucoup de renseignements sur sa fondation, mais elle sent un peu mauvais non ?
- Mauvais ? C’est un organisme comme il en existe beaucoup. Il défiscalise des bénéfices en se faisant plaisir. Je ne suis qu’un boursier et je collabore à leur journal. C’est tout.
- Bon, vous m’offrez une bière ?
- Avec plaisir.
- Merci. Comment va Mme Van der Bilt ? dit Müller en s’asseyant.
- Euh… Bien. Enfin, c’est la première fois que je la voyais... Vous me suiviez ?
- Simple routine. Nous sommes dans un tel cirage que je ne peux rien négliger.
- Ça n’avance pas ?
- Rien du tout ! Quand je pense que, sans vous, cette affaire serait déjà oubliée ! Même les deux experts que nous avons commis autour de votre tableau ne sont pas d’accord entre eux. Mais dites-moi, votre fondation c’est quoi ? Des néo-nazis ?
L’adjectif rigolard de Müller fit frémir Thomas. Il tenta de se rebiffer mais, de même que les amants stendhaliens qui découvrent leur amour en se le disant, il resta sans voix par la grâce d’un mot. Il reprit haleine dans l’énorme choppe de bière qui se trouvait devant lui.
- Vous y allez un peu fort, lâcha-t-il enfin.
- Dites-leur quand même de ne pas faire de bêtises. Je crois que beaucoup de monde les surveille.
Cette idée qu’il fallait parfois rendre de comptes à des gens qui vous surveilleraient était très exotique pour Thomas. D’un autre âge. Il n’était pas aveugle au point de ne pas voir qu’il avait cette après-midi trahi la promesse faite à Schmidt de ne pas se répandre sur l’affaire. Mais il ne voyait pas ce que cela changeait. Müller était resté devant la porte et même Anne-Marie n’apprendrait jamais rien de sa sieste polissonne avec la veuve. Tout cela ne comptait pas.
De toute évidence, les baskets n’avaient pas droit de cité dans un vernissage bâlois. Les seules fantaisies permises n’étaient pas celles de la posture rebelle qu’affectionnent tant les Parisiens mais celles qu’autorisent l’étalage de la réussite et de la fortune. Thomas se retrouvait seul dans une foule dévolue toute entière à la passion de son inaccessible patois. Anne-Marie rayonnante l’avait bien accueilli sur le haut des marches, mais elle semblait tellement occupée qu’il fallait remettre à beaucoup plus tard sa promesse de lui « présenter du monde ». Du monde, les salles en étaient noires et cette couleur seyait à merveille ce jour-là, tant l’exposition Twombly n’était au fond que l’hommage posthume d’une ville à son conservateur vedette.
Un grand portrait de Van der Bilt trônait à l’entrée des salles. Un éclat de rire conquérant, figé pour la postérité. Elsa, dans un tailleur anthracite d’une élégance imbattable, se tenait à ses côtés, accaparée comme Anne-Marie par les mondanités. Thomas n’avait encore croisé personne qui lui rappelât la funeste journée du carnaval, mais il jugea qu’il serait peut-être provocant d’aller saluer la veuve ici. Il s’enfonça donc dans les salles et commença de penser à son article pour la revue de la Fondation.
« Untitled 1970 ». Bon début pour un papier ! Avec ça on peut tout écrire. Mais l’idée qu’il s’adressait à Hermann bloquait encore la première phrase de Thomas. Il se contentait donc de flâner dans les salles. Chaque fois qu’il entendait prononcer le nom de Van der Bilt au milieu d’une phrase incompréhensible, il sursautait avec l’impression qu’on parlait de lui. Il tentait en vain de se résonner, mais n’arrivait pas à se détacher de son histoire. «Pas de cinéma : personne ne te connaît. D’ailleurs toute cette histoire est oubliée… ». Mais au moment même où Thomas se replongeait dans un nouveau cartel, quelqu’un, comme par un fait exprès, prononçait à nouveau le nom de Van der Bilt dans son dos.
Pour tenter d’apercevoir certains tableaux, il dut se hisser sur la pointe de pieds. Il contempla brièvement les gribouillis tant acclamés de l’Américain. Puis il se remit à arpenter les rares espaces libres du musée et finit comme tout le monde par arriver au buffet.
La vénération polie dont semblait jouir l’ancien conservateur rendait encore plus étrange l’espèce de malaise qui l’avait accompagné dans la mort. La difficulté des intellectuels et des artistes à mener une vie heureuse ou tout au moins satisfaite laissait Thomas perplexe. Pourquoi l’air se ferait-il plus rare sur les sommets et pourquoi tant de personnes se battraient-elles alors pour y parvenir ? Ne peut-on écrire ou peindre un chef-d’œuvre sans souffrir ?
Ce n’est pas le genre de question qui fait avancer un papier… Pour parcourir le dédale de ses perplexités, Thomas récita les premières lignes de sa thèse avec laquelle il prétendait baliser le monde de l’art moderne : « Lorsque Pierre Pinoncelli pisse dans l’urinoir de Marcel Duchamp au Musée du Centre George Pompidou, la boucle est bouclée. La maréchaussée, puis les tribunaux signifient que ceci n’est pas un urinoir. Mais le compisseur condamné n’est pas encore au terme de sa démonstration. Quelques années plus tard, il s’arme d’un marteau et tente de « rendre unique » l’une des huit copies du vase de porcelaine rachetée par Duchamp pour remplacer « l’original » du ready-made égaré par ses mécènes. La réponse est plus claire : 200 000 euros d’amende. »
Il n’avait donc pas encore franchi l’angoisse liminaire de la page blanche lorsque Elsa lui tapa sur l’épaule.
- Thomas ! Comment allez-vous ?
Le ton sur lequel les banalités d’usage furent prononcées indiquait au jeune homme la limite à ne pas franchir. Il fut un peu froissé de ce manque de confiance mais convint avec lui-même qu’il n’y avait guère d’autre ton possible. La mise en garde se confondait avec le passage à l’acte (elle n’aurait pas pu lui demander d’être sage en lui léchant l’oreille).
- Il faut que je vous présente Mme Suzanne Stoeffel. C’est la patronne de Biotrans, elle meurt d’envie de vous rencontrer. Puis, plus bas : « Je te préviens, c’est l’ex de Campanella. »
Pris de vitesse pour la deuxième fois en trente secondes, Thomas ne put que reconnaître, toujours en lui-même, « 2 - 0 » avant de mettre à profit le temps perdu dans les embouteillages pour tenter, cette fois, d’anticiper.
Suzanne Stoeffel était plus grande qu’Elsa. Ce fut la seule différence que Thomas réussit à noter. Son inexpérience des femmes de pouvoir lui fit classer les deux amies dans le même tiroir. Suzanne arrivait à l’âge ou la féminité n’est plus un handicap pour les femmes d’affaire et sa poignée de main fut aussi dominatrice que celle d’un jeune cadre au sortir d’un stage de motivation dans la jungle. Sa première question fut déconcertante de banalité.
- Alors, cette exposition ?
- Ce n’est peut-être pas le meilleur moment pour parler de ça.
- Vous avez raison. De quoi parle-t-on ?
- Bonne question ! De la souffrance des artistes ? Non ? Quoi de plus à propos ?
- Les artistes souffrent car ils veulent le pouvoir sans en avoir les moyens. Mais ils sont sur la bonne voie. Combien d’heures de baby-sitting pour un graffiti de Twombly ?
« 3 – 0 » se dit Thomas, « elle a même deviné mon aversion pour Twombly. Ce n’est vraiment pas mon jour ». Il hésita quelques instants à sortir l’insigne de Biotrans qu’Elsa lui avait donné la veille, mais l’intuition que c’était sa dernière cartouche le persuada de rester prudent. Ce soir-là, les deux Suissesses étaient vraiment trop fortes pour lui.